Et les pensées, comme des prisonniers incarcérés pour leur bien, pour leur sécurité, se hâtent, marchant au pas et peinant dans un espace plat à deux dimensions, soumises à l’interdiction de franchir les clôtures, abattues par les rayons laser de la folie et de la déraison si elles essaient.
Le camp de concentration de Vidya avait craqué aux jointures. La seule pression des corps avait fait tomber les clôtures. Quant à la clôture extérieure, frontière au-delà de laquelle s’étendait l’inarticulable, elle avait également cédé. Et c’était bien là le malheur, car le camp de concentration était la structure imaginée par l’espèce pour sa survie.
La pensée de Vidya continuait de sourdre, ruisselant dans l’esprit de Sole, se répandant dans le chaos extérieur, « duquel parler ne se peut », l’attirant à leur suite.
Sole perçut vaguement qu’un fantôme de silhouette plate paradait devant lui en gesticulant. Une voix d’homme à l’accent français s’écria : « Nom de Dieu, Chris, éloigne-toi de lui, laisse-le ! Le môme est fou. Il peut te contaminer si tu es trop près de lui. Au téléphone, ils ont parlé d’empathie projective et de folie. Ils viennent le chercher en ambulance. Pose-le par terre et éloigne-toi…»
Le plat fantôme de taches bouffonnes attira une autre silhouette fantôme à l’intérieur de la bouche aux dents de brique qui avait voulu le happer, l’engloutir dans la platitude de ses murs. Mais il était très haut, très loin, hors de toute limite.
« Chris, ces visions ne peuvent te révéler aucune vérité. Mon Dieu, mais tu as engendré un monstre pire que celui des Xemahoa ! »
Autour de lui, le déferlement du monde se faisait plus insistant, déferlement de millions de fragments d’informations. Sa conscience présente, bien que plus étendue, était encore torturée par la recherche du lieu où entasser cette terrifiante richesse. Le monde était, dans sa totalité, sur le point d’être enchâssé dans son esprit par un acte d’appropriation sensorielle directe, immédiate et non comme une chose qui resterait à distance respectueuse, distance entretenue par les symboles, les mots et les pensées abstraites. Le plus petit était sur le point d’enchâsser le plus gros. Il rechercha des dimensions adjacentes qui seraient disposées à accueillir ce trop-plein ; quelque chose comme un conduit d’évacuation de barrage. Mais la tension ne pouvait se décharger que dans le cadre dimensionnel même du cerveau qui la percevait. La décharge n’allait plus tarder. Il prit peur. Et, en même temps que l’Enchâssement se lovait en lui, la panique le prit.
« Éloigne-toi. Chris. Le gosse a besoin d’un calmant. Il vont devoir l’opérer, lui mutiler le cerveau pour le sauver. Pose-le dans la voiture et ferme la porte.
— Mais Vidya est la chair de mon esprit. Comment pourrais-je abandonner mon esprit ? »
Sole-Vidya était acculé à ne pas s’abandonner.
Tout ce que la situation comportait de perceptions sensorielles reflua dans l’autre sens.
De l’extérieur vers l’intérieur. Aspiré par le maelström, prenant possession de l’espace mental sans pouvoir évincer ce qui était déjà en place.
Le ressort, trop tendu, allait casser et voler en éclats.
« Éloigne-toi, je t’en prie, supplia Eileen. Laisse-le. »
Laisser Vidya ? Me laisser ?
Les membres de Vidya furent tétanisés par une danse de mécanique déréglée tandis que Sole le serrait plus fort dans ses bras, l’aimant, souffrant de son mal…
« Le gosse s’est brisé la nuque, » dit Rosson d’un ton rageur à Sam Bax pendant qu’un infirmier glissait le cadavre du garçon dans l’arrière de l’ambulance. Il se frotta doucement le crâne sous son épaisse toison.
« Les autres enfants sont loin d’être aussi esquintés. Tu peux dire, maintenant, que ce garçon était le meneur, mais tu ne peux pas dire que je ne t’avais pas prévenu, Sam.
— En quoi cela concerne-t-il l’emploi de l’ASP en général ? demanda le directeur avec humeur. Ce serait le premier symptôme d’un effondrement général ? Si c’est ça, on est dans de beaux draps. Quand je pense à tous ces gens qu’on a traités et laissés rentrer chez eux.
— Non, Sam, pas nécessairement. Dans la partie principale du Centre, l’ASP est employé dans des cadres linguistiques parfaitement normaux. Là, il ne peut faire que du bien. Dorothy et moi, nous travaillons sur des modèles logiques. Là, il n’y a pas de saturation à redouter. Il est possible que l’Univers de Jannis nous donne du fil à retordre sous peu, mais je n’en sais rien… Moi, ce qui m’étonne, c’est la forme particulière qu’a prise cette débâcle, cette empathie projective. C’en est vraiment la conséquence la plus troublante. Si Chris avait bien voulu m’écouter, nous aurions pu l’étudier au lieu de constater une fracture des cervicales. Enfin, il nous reste les trois autres. Mais, pour l’amour du Ciel, soyons prudents.
— Une sorte de télépathie, c’est bien ça, Lionel ? »
Rosson parut indécis.
« Je pense que ce qui est arrivé au cerveau de Vidya, c’est une surcharge de données auxquelles son esprit ne pouvait pas se fermer. Il était obligé de continuer à les traiter, sans pouvoir les filtrer. Les circuits du cerveau ont dû sauter et fondre, mais rester ouverts… tu comprends, avec toutes ces répétitions. Et le voltage du courant s’en est trouvé augmenté bien au-delà de ce que la mécanique cérébrale peut encaisser. En fait, le courant avait une force telle qu’il était capable de transmettre une sorte d’écho de lui-même que d’autres cerveaux pouvaient détecter. C’est de cette façon que doit fonctionner l’empathie projective en particulier et les autres phénomènes parapsychologiques en général. Il s’établit une sorte de champ que peut recevoir un autre cerveau, ce qui porte atteinte à l’équilibre des batteries neuroniques correspondantes de l’autre cerveau et les met en état d’excitation fantôme. Tu peux appeler ça de la télépathie, mais voilà ce qui a dû se passer. Ce n’est pas une véritable transmission d’idées d’esprit à esprit, mais une influence suggestive, une sorte d’hypnose électrochimique. C’est assez effrayant et je n’en vois guère l’utilité. Dans la mesure, évidemment, où le garçon était effectivement fou et ne faisait que diffuser sa folie. J’ai ressenti la même chose quand je me suis approché de lui avant qu’on ne lui donne des calmants. Quand Chris se sera remis du choc, il sera peut-être plus qualifié pour en parler. Il s’y est laissé entraîner plus profondément que moi. »
Sam Bax regardait d’un œil mauvais le corps de Sole qui, bourré de neuroleptiques, reposait sur un autre brancard.
« J’ai bien peur qu’avec cette petite escapade notre ami le docteur Sole n’ait signé sa lettre de démission. »
À son tour, Rosson regarda Sole. Sa tête lui faisait encore mal.
« Il a été drôlement éprouvé ? Ce n’est pas la peine d’en faire un drame. Il va falloir qu’on en mette tous un coup pour trouver une solution au problème, » dit généreusement Rosson qui, en son for intérieur, n’en traitait pas moins Sole de salaud et d’abruti.
Peu touché par l’argument, Sam haussa les épaules. Des yeux, il chercha Eileen.
« Oui… dites-moi, madame Sole. Vous comprenez bien que votre mari doit rester en observation au Centre. Je veillerai à ce que vous ne manquiez jamais de nouvelles. Il serait bon que, dans les premiers temps, vous ne cherchiez pas à le voir.
— Parfait », répondit-elle sèchement.
Sur ces entrefaites ou peu après, l’ambulance démarra.