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Jorge réapparut avec la bouteille et des gobelets dans lesquels il versa quelques doigts d’alcool avant de les tendre à la ronde.

Le capitaine prit son verre de brandy et le huma en fin connaisseur, geste parfaitement inapproprié au présent breuvage. Le Noir et face de rat vidèrent le leur d’un trait avant de parcourir la pièce en fourrant leur nez dans les papiers, dans les tiroirs et sur les étagères, tandis que le capitaine parlait.

« Mon nom, monsieur Faith, est Flores de Oliveira Paixao, capitaine de la Sûreté. Le Noir, c’est Olimpio et l’autre, c’est Orlando. Je vous prie de vous rappeler leurs noms, vous risquez de les revoir souvent et d’avoir besoin de faire appel à eux. »

Olimpio détourna les yeux et sourit à l’évocation de son nom, mais Orlando continua de fouiller de sa seule main libre, sèche et furtive, dans les affaires de Charlie. Chaque fois que la baïonnette du métis accrochait la lumière, Charlie sentait son ventre se nouer et s’arrêter net sa ratiocination intérieure à propos de la désinvolture avec laquelle on se comportait chez lui. Il était de nouveau au Vietnam. Il avait dans les mains le même genre de fusil muni d’une baïonnette avec laquelle il fourrageait dans une cahute en pleine jungle. La lame était ressortie dégoulinante du ventre d’une petite saleté de môme qui ressemblait à Orlando et qui, un couteau à la main, avait attaque Charlie, pensant sauver sa sœur. Mais la sœur, elle, se terrait dans un coin, écarquillant ses grands yeux de lapine, la chemise tendue par des petits seins pointus, ses cheveux noirs tressés en longues nattes d’écolière. Il était probable que, de près ou de loin, elle ne s’était jamais approchée d’une école. Elle était superbe. Orlando farfouillait toujours bêtement et vaguement dans le matériel de Charlie, comme le fantôme de ce garçon maigre qui, mais par quel hasard, aurait arraché l’arme des mains du soldat américain dans cette cahute, dix ans plus tôt, et se serait maintenu en vie pour, maintenant, la retourner contre lui au lieu de se contenter de mourir.

« Monsieur Faith ? »

Était-ce son imagination, ou la pluie qui diminuait ? Il lui sembla que gagnaient en netteté les contours d’un des bulldozers assoupis dehors sur la plate-forme de béton. Bientôt, bulldozers, excavateurs, dameurs, descendraient le fleuve jusqu’à Santarém ; lui-même les suivrait, délaisserait ce trou perdu dans la jungle.

« Comment, capitaine ?

— Vous n’êtes peut-être pas sans savoir que la population de nos belles villes ne réserve pas un accueil unanimement chaleureux aux Américains et que certains de ses éléments n’ont guère d’affinités avec les valeurs de la civilisation. Ce sont les ennemis disséminés dans les rangs de notre société. Voyez-vous de qui je parle ?

— Oui, je pense. Les rouges, ceux de la guérilla urbaine.

— Et en quoi ça nous concerne ? demanda nerveusement Jorge. Ça se passe à mille kilomètres d’ici et de l’autre coté de la jungle. Les terroristes sont actifs le long de la bande côtière et dans les villes…

— Vous avez l’air bien renseigné, Almeida ! »

Jorge vida son verre de brandy et haussa les épaules.

« Tout le monde le sait. »

Le capitaine approuva en silence.

« Ces individus pillent, assassinent et kidnappent pour toucher des rançons. Ils posent des bombes qui tuent et mutilent des innocents, tout cela, paraît-il, pour le socialisme. Pour le bien du peuple. Est-ce vouloir le bien du peuple que de lancer des bombes dans des magasins bondés ? Mais c’est là l’idéal du communisme : faire crouler la société dans le sang et le désordre. Puis se porter sur le devant de la scène avec de vaines promesses. Vous me comprenez bien, monsieur Faith, puisqu’il paraît que vous êtes un vétéran du Vietnam ? Par bonheur, ils ont, depuis peu, perdu l’initiative. Il n’est plus aussi facile pour eux d’enlever un ambassadeur. Leurs meneurs sont en prison. Leurs exploits n’ont plus les honneurs de la presse internationale. Des ratés, voilà ce qu’ils sont. Mais des ratés que leur échec rend dangereux, comme des rats pris au piège. Et, monsieur Faith, ce sont les actes désespérés auxquels ils sont acculés qui m’amènent ici. »

Paixao tira un cigare mince d’une poche intérieure et le contempla d’un air circonspect avant de le glisser entre ses dents. Face de rat se précipita vers lui, un briquet allumé à la main.

« Nous savons de source sûre que, de rage et de désespoir, et aussi pour regagner un peu de la célébrité qu’ils convoitent par-dessus tout, les terroristes s’apprêtent à attaquer ces magnifiques barrages. Mais nous ne savons pas exactement lesquels, ni quand, ni comment, monsieur Faith. Nos informateurs n’en étaient pas sûrs. Sinon, je vous affirme qu’ils l’auraient dit. La prison d’Ilha das Flôres est un véritable confessionnal. »

La pluie s’éclaircissait, mais ses doigts tambourinaient toujours sur le crâne de Charlie.

« Oui, je n’ai pas de mal à croire qu’ils l’auraient dit. »

Soudain, Charlie était en sueur. Mais ce n’était pas tant le sourire quasi bouddhique de Paixao évoquant la torture que ce fantôme puéril armé d’une baïonnette étincelante qui le tourmentait.

« Quelques terroristes sont sûrement en chemin avec l’idée de diriger leurs coups contre le Plan. Mais comment ? En endommageant les écluses de Santarém sur le passage d’un vaisseau battant pavillon étranger ? En tuant quelques conseillers américains ? Je ne pense pas qu’ils cherchent à enlever qui que ce soit. Il n’est pas facile de trouver une cachette à Santarém. Ni dans la jungle, d’ailleurs, ce n’est pas la Sierra Maestra de Cuba. Ces citadins ne peuvent pas espérer se fondre parmi les travailleurs et les prospecteurs de caoutchouc des rives des fleuves. Ceux-ci sont trop bêtes et trop intéressés. Ils seraient bientôt dénoncés. On ne peut pas, non plus, s’enfoncer dans la jungle sans signer son arrêt de mort, à moins d’être un Indien, de ceux dont j’ai entendu dire qu’ils étaient si primitifs qu’ils mangeaient de la terre. Les Indiens veulent se tenir à l’écart de ces terroristes de villes. Il arrive parfois qu’ils plantent quelques flèches empoisonnées dans le dos de nos constructeurs de routes, mais c’est pour des raisons bien à eux, pour qu’on les laisse tranquilles manger leur crotte. Alors, vous pensez, leur inoculer le virus Marx ou le virus Mao…

— Il paraît que des bandes ont attaqué des villes, plus au nord ? Comment vous les appelez… les flagelados ? »

Charlie savait bien qu’en posant cette question, il allait embarrasser le capitaine. La condescendance de l’homme commençait à l’agacer.

Paixao lit un geste impatient de la tête et souffla un nuage de fumée.

« Oui, les « battus ». Ils attaquent les villages pour y prendre de la nourriture et ne sont qu’à un certain degré seulement organisés en bandes. Et puis, c’est dans le Nord-Est.

— Mais peut-être que ces « battus » ont une certaine organisation politique ? Je me rappelle que votre gouvernement a attendu un an avant d’admettre qu’il y avait un problème de la guérilla urbaine. Vous pensiez qu’il ne s’agissait que de malfaiteurs. Je me trompe ?

— Parce qu’ils se conduisaient comme des malfaiteurs. Et continuent à le faire. Sauf qu’aucun malfaiteur ne se laisserait aller à une violence aussi gratuite. De toute façon, monsieur Faith, l’Amazonie n’est pas le Nord-Est. Ici, pas de bandes que nos terroristes puissent infiltrer. Réfléchissez à l’étendue de la région. Pas de routes. Une jungle infranchissable. Ils ne peuvent pas opérer dans la région sans se dénoncer eux-mêmes. Paradoxal, si on songe à l’immensité du territoire, mais c’est comme ça. Nous devons supposer qu’ils sont prêts à se sacrifier. Mais à quoi faire ? Tuer quelqu’un comme vous ? Vous êtes vulnérable et donc, nous sommes là pour vous protéger. Mais je voudrais avoir votre avis de professionnel là-dessus : votre barrage est-il aussi vulnérable que vous ? »