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Charlie lança un regard gêné à Jorge. « Son » barrage. Le Brésilien lui retourna un regard sans expression, tandis que son doigt tapotait lentement son verre vide.

« Ce n’est pas mon barrage, capitaine. J’attends, pour partir, que l’eau arrive et qu’elle passe. C’est plutôt le royaume de Jorge, ici.

— Vous appelez cela un royaume ? Vous voulez rire. J’ai vu les pauvres baraquements qui se sont agglutinés comme des mouches autour de votre chantier. »

C’est ça, imbécile, insiste lourdement. Comme si la situation n’était pas déjà assez délicate avec Jorge.

« Ici, il n’y a pas de portes d’écluse à faire sauter, dit-il rapidement. Tout ce qu’on a, c’est une rampe pour les hovercrafts, une simple bande de béton. Et à part une explosion nucléaire, je me demande ce qui pourrait endommager le barrage. »

Charlie voyait bien ce qu’endurait l’amour-propre de Jorge.

« Même une grosse charge de dynamite ne ferait pas grand-chose. La terre absorberait le choc. C’est un gros barrage à remblai de terre et non une de ces feuilles de béton qu’on voit habituellement. Ce n’est pas le sabotage, qu’il doit craindre, mais la nature. Si jamais l’eau débordait de son sommet, le ruissellement aurait tôt fait de le démanteler. Ou alors, à supposer que le niveau de l’eau s’abaisse tout d’un coup du côté du lac, le long de la face qui supporte toute la pression, la terre, complètement imbibée sous la ligne d’infiltration, pourrait glisser avant qu’on puisse purger le lac. Mais ce n’est pas possible, l’infiltration est sévèrement contrôlée. Toute la façade, côté lac, est revêtue d’une solide couche de plastique…

— Oui, je l’ai vue de mon hélicoptère. C’est bien.

— De plus, le socle du barrage est bétonné à même le gravillonnage original et, côté aval, un filtre rocheux évacue les eaux d’infiltration…

— Vous ne pensez pas qu’une explosion pourrait trouer votre plastique, monsieur Faith ?

— Même avec des trous dans le revêtement, je vous dis que ça n’a pas d’importance. Il faudrait une putain de déflagration pour déranger ce gros pépère.

— Alors c’est à vous qu’ils s’en prendront. Cela dit, monsieur Faith, vous n’avez pas le diable aux fesses et vous pouvez nous accorder votre confiance. Nous écumerons les eaux jusqu’à ce que nous débusquions notre gibier. Ils ne peuvent venir qu’en bateau.

— Remarquez, le barrage est entré dans une phase critique. L’eau arrive maintenant à…

— Vous craignez plus pour votre barrage que pour vous-même, monsieur Faith ? Ce sont des sentiments qui vous honorent. Mais ne vous inquiétez pas, nous serons vos anges gardiens. Et les vôtres aussi, Almeida, puisque nous devons assurer votre accession au trône. Je me demandais justement combien de courtisans vous aurez ici ?

— Il y a une équipe de dix hommes, intervint Charlie, plus leurs familles. Ils vivent déjà ici.

— Vous avez de la famille, Almeida ? Non ? Je pense alors que les tourments de la chair doivent trouver leur apaisement au village. »

Paixao appliquait peut-être délibérément la technique qui consiste à mettre les gens hors d’eux-mêmes pour tester leur loyauté politique. Mais Charlie sentait que c’était encore lui faire trop d’honneur. Jorge, lui, sans se demander si c’était, de la part du capitaine, de la ruse ou de la cruauté mentale, explosa :

« Je n’ai pas envie de me laisser injurier. Les deux ans que j’ai passés au Génie civil de Lisbonne…

— Que n’avez-vous édifié vous-même ce barrage ? dit Paixao avec un haussement d’épaules. Je suppose pourtant qu’on vous l’a appris. »

Jorge tourna le dos à Paixao et regarda ostensiblement par la fenêtre.

Le barrage se faisait de plus en plus visible. La partie revêtue de plastique orange tranchait violemment sur le vert triste du paysage. On y voyait des couples de jabirus, aussi raides que des époux guindés à la promenade.

« Alors pourquoi, sauf le respect que je dois à monsieur Faith, notre conseiller yankee ?

— Ça va, je vais vous le dire, moi, cria Charlie, furieux. Jorge a toutes les aptitudes et compétences imaginables. Mais il se trouve qu’au Portugal le relief montagneux leur fait préférer les barrages hauts et incurvés, au lieu de ces énormes remblais presque à ras de terre dont on a plus l’habitude aux U.S.A. Le principe en a été mis au point chez nous, au Hudson Institute, dans les années soixante. C’est pour ça que je suis ici, et non parce que Jorge ne vaut rien. Bien au contraire. Parce que, pour certaines choses, il me dépasse, et de loin. Regardez ces maquettes de barrage, regardez-les. Qui est-ce qui les a faites, à votre avis ? »

Paixao laissa tomber sur le sol le bout de son cigare et l’écrasa pensivement.

« Supposons que ce barrage cède. Que se passe-t-il en aval ?

— C’est très peu probable. J’insiste là-dessus. Les millions de tonnes d’eau du lac descendraient tout simplement jusqu’au prochain barrage.

— Et si celui-là cède aussi ?

— On peut supposer n’importe quoi, et l’impossible par la même occasion, capitaine ! C’est à peu près aussi probable qu’un débarquement d’extra-terrestres.

— Alors le doute n’est plus permis, monsieur Faith. C’est après vous que les terroristes en ont. »

« Écoute, Jorge, vraiment, je suis désolé, dit humblement Charlie quand les trois hommes furent partis.

— Tu sais, Charlie, il y a des remèdes pires que les maladies. Il y a peut-être des terroristes, mais…»

Il eut un haussement d’épaules éloquent.

« Je te comprends. »

La paillote en flammes au Vietnam. La fumée qui s’en échappe et glisse dans la pénombre. Un homme armé d’une baïonnette contre un garçon armé d’un couteau. Un homme si sûr de lui qu’il n’a même pas besoin d’appuyer sur la détente. Et, dans un coin, le regard de lapine d’une fille malade de peur…

— Jamais je ne t’ai aussi bien compris ! Allez, Jorge, on fait un tour sur le barrage pour se changer les idées. »

Le tambourinement venait enfin de cesser.

« Et si on allait au café, ce soir ? S’il y a des gens qui n’ont pas besoin de se disputer, c’est bien nous ! »

Charlie n’eut en retour qu’un pauvre sourire de Jorge qui l’accompagna quand même jusqu’au barrage, sous les dernières gouttelettes d’une pluie aussi ténue que du brouillard.

Plus loin, l’eau réverbérait les craquètements du Huey Slick. Comme si, au lieu de s’éloigner en ligne droite, il décrivait un grand cercle.

Puis Charlie comprit qu’il y avait deux bruits distincts : celui de l’hélicoptère et le bégaiement d’un moteur de hors-bord sur le lac encombré d’arbres.

Un instant, les deux sons s’alignèrent l’un sur l’autre, puis celui de l’hélicoptère se perdit tandis que le bateau approchait.

Le bateau apparaissait maintenant derrière les arbres à demi engloutis. C’était une sorte de barge à fond plat, longue de six mètres, sur laquelle était tendue une toile de tente qui abritait deux silhouettes en robe de coton blanc. L’une d’elles leva le bras en manière de salut.

« Je pense que ceux-là, ils ne viennent pas d’un coin dangereux. Derrière eux, il n’y a que trois cents kilomètres d’Indiens et de forêt. »

Jorge lança un coup d’œil entendu à Charlie.