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« Tu crois ça ? »

Et il eut un petit rire.

Charlie lui donna une tape sur l’épaule. Ce que son geste avait d’enjoué lui apparut, aussitôt qu’accompli, tout à fait déplacé.

« Dis donc, Jorge, tu essaies de me faire peur ? Je les reconnais parfaitement, ce sont ces deux curés. »

Le bateau s’était arrêté là où la rampe s’enfonçait sous l’eau. Les deux silhouettes grimpèrent sur le béton, amarrèrent la barge et se mirent à remonter la pente.

« Ah ! oui, Heinz et Pomar ? L’excité et le congestionné ?

— Quel spectacle ! s’exclama le révérend Heinz lorsqu’il fut à portée de voix. Vous avez emprunté au drapeau brésilien l’étendard orange, cet étendard du monde à venir. Je vous le dis, cette oriflamme est une fête dans les ténèbres de nos forêts. Un miracle, si j’ose dire. L’écharpe d’un nouvel ordre. L’aurore perpétuelle qui submerge le paysage. »

Le prêtre haletait le long de la pente, mais sa faconde eut raison de ses besoins en oxygène.

« Croyez-moi, monsieur Faith, à travers la pluie, cela m’est apparu comme la frontière entre la sauvagerie et la civilisation, comme un signe de bienvenue !

— Tiens, vous vous souvenez de mon nom ? » grogna Charlie en serrant les mains qu’on lui tendait.

Les prêtres semblaient pâles, amaigris et fatigués de leur séjour dans la jungle. Heinz avait perdu de sa pétulance et le rouge s’était retiré des joues de Pomar. Charlie calcula vaguement que deux ou trois mois s’étaient écoulés depuis qu’il les avait vus se mettre en route.

Ils n’étaient pas encore tout à fait arrivés. Chez eux c’était, à une dizaine de kilomètres en aval, un ensemble de baraquements construits sur des semelles de béton et recouverts de tôle : les cuisines, la clinique, l’église et l’école, prêts à accueillir les éventuels réfugiés indiens que chasserait la submersion de la jungle.

À ce jour, le camp avait recueilli le tiers du nombre de ses futurs occupants, tel qu’il avait été évalué par la reconnaissance aérienne des milliers de kilomètres carrés voués au déluge. Les avions avaient largué des sacs d’hameçons, de couteaux, des images du Bon Village et du Grand Barrage orange, sans oublier les photographies d’identité des hommes à contacter, comme Heinz et Pomar.

Charlie allait dire autre chose, demander comment ça s’était passé, lorsqu’il entendit un moteur de jeep du côté du barrage.

Il regarda furtivement vers le brouillard qui s’éloignait, aperçut la jeep qui roulait vers eux sur la crête du barrage, distante encore de quelques kilomètres.

Charlie reconnut une de leurs jeeps. Sur le coup, à la voir surgir ainsi du contrefort du barrage, il avait eu un pincement d’inquiétude.

« C’est Chrysostomo, expliqua doucement Jorge. Je l’avais envoyé ce matin.

— Ah ! bon, très bien. Tu sais, la frousse que j’ai de voir arriver mes tueurs ne m’empêche pas de reconnaître une de nos voitures ! C’est marrant, mais depuis que notre bon ami s’est envolé, j’ai l’impression que ses terroristes sont un peu mythiques. Il doit le porter en lui, le terrorisme. »

Jorge lui fit un grand sourire et s’éloigna au-devant de la jeep.

— De quoi s’agit-il, Senhor Faith ? balbutia Heinz. Vous avez dit : terroristes ?

— Non, rien, juste une alerte. Un capitaine de la Sûreté a atterri ici tout à l’heure. Pourquoi n’entrez-vous pas prendre quelque chose ? Je vais demander qu’on remonte votre bateau sur la rampe.

— C’était donc ça. Un hélicoptère nous a survolés. On lui a fait des grands signes. Et j’ai vu qu’il photographiait. »

Il les fit entrer, se versa une généreuse rasade de brandy et vida ce qui restait dans les verres d’Olimpio et d’Orlando.

Les prêtres lui rappelaient les aumôniers militaires. Un renvoi aigre de mémoire. Mais il avait envie de boire. Et il essayait de suivre sa résolution : ne jamais boire seul entre le lever et le coucher du soleil.

« On veut faire sauter le barrage, dit-il avec un haussement d’épaules flegmatique. Ou bien tuer le yankee qui l’a construit.

— C’est affreux, s’exclama Heinz. Votre œuvre est une bénédiction. Comment ne pourrait-on pas le voir ? Après les ténèbres et l’ignorance des sauvages de la forêt…»

Pomar, le plus jeune, évoqua tranquillement le jour où l’archevêque de São Paulo avait ordonné qu’on affiche aux portes des églises de son archidiocèse des mises au point dénonçant les tortures infligées à des prêtres et à des travailleurs laïcs par les agents de la Sûreté. Et que, même s’il s’agissait de guérilleros, d’hommes fourvoyés et d’athées…

Mais Heinz voulait raconter une histoire qui lui tenait encore plus au cœur.

« Nous avons rencontré un Français qui vit dans la jungle avec une tribu. Et, voyez-vous, monsieur Faith, je me suis posé des questions sur cet homme. C’est une sorte de désespéré. Il a parlé de ces Africains qui combattent les autorités portugaises avec des armes chinoises et il les a comparés à ces sauvages incapables d’entreprendre quoi que ce soit, mais comme s’il le regrettait. Je dis que cet homme était peut-être un terroriste. »

Charlie hocha la tête. Il se souvenait de ce Français, au visage pointu de renard, qui avait franchi le barrage juste avant son achèvement.

« Non, c’était un anthropologue, quelque chose comme ça. Un roquet hargneux, oui. Mais pas ce que j’appelle un terroriste. Il y a quelques semaines, un métis a apporté ici une lettre de lui adressée en Angleterre pour qu’on la mette à l’avion… »

Charlie caressa du regard la bouteille de brandy, vide.

« Vous voulez boire un autre verre ? J’ai encore une bouteille. » Mais il ne se dérangea pas pour aller la chercher.

Heinz se leva.

« Nous devons être au camp de regroupement avant la nuit. Vous êtes bien aimable, monsieur Faith. Mais surtout ne nous demandez pas combien d’Indiens nous attendons. Le prêtre secoua la tête avec une sorte de rage impuissante. La lie de la coupe, nous l’avons bue au village du Français. C’est bien simple, ces Indiens ne peuvent pas comprendre. Ils vont rester assis sur leur derrière et se laisser noyer. Nous avons essayé de nous faire comprendre d’eux au moyen de l’histoire du Déluge. Ils sont restés bien sagement assis à nous écouter. Et à la fin, ils ont ri. Tous. Ri, vous m’entendez ? »

Pomar, d’un geste presque affectueux, prit le bras de son aîné.

« Il faut leur laisser le temps de comprendre à leur façon. Ils délaisseront la sauvagerie et viendront vers nous, vers la sécurité, de leur plein gré, lorsque l’eau aura monté un peu plus. Et rappelez-vous, mon père, que les tribus que nous avons visitées n’étaient pas toutes aussi arriérées.

— C’est la raison pour laquelle je me méfie du Français. Je pense qu’il les manipule, qu’il les salit. Pourquoi, sinon, le toléreraient-ils et se moqueraient-ils de nous ?

— Vous n’avez pas dû vous amuser, dit Charlie pour rester dans le ton, car le fond de la conversation ne l’intéressait pas vraiment.

— Oh ! c’est souvent notre lot, dit Heinz entre ses dents, poursuivant en mémoire ce souvenir cuisant, comme un chien à la recherche d’un os perdu. On pense avoir progressé. La seconde d’après, tout s’écroule et il faut reprendre à zéro. Vous formez quelqu’un. Il trahit votre confiance. Vous lui infligez un juste châtiment et la morale ne s’en trouvera que ridiculisée. Ces Indiens xemahoa n’étaient pas pires que les autres. Ils n’ont pas exercé de violence sur nous. Ils n’étaient qu’indifférents, mais indifférents à vous rendre fou. Nous n’avons pas vraiment communiqué. Le Français, lui, aurait pu nous aider. Mais il s’est fâché et a refusé. Peu après, il a même interdit à son interprète de nous traduire ce qui se disait. Quand nous avons essayé de lui faire entendre raison, de lui démontrer qu’il faudrait bien évacuer ces gens vers le camp de regroupement, il nous a regardés, les yeux fixes, dans le vague, il a mis en marche son magnétophone. C’était une espèce de litanie incohérente. Il prétendait que c’était de la poésie. Mais c’était complètement absurde, sans queue ni tête. En fin de compte, c’est peut-être sa stupidité délirante qui séduit ces sauvages !