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— Si vous avez faim, et à votre âge c’est un état permanent, il reste de tout dans la cuisine. Et si vous préférez, j’ai fait du pain d’épice, ce matin…

L’épouse de Bran était une des rares femmes du village qui ne jouaient jamais les marieuses avec Tam. Et si elle se montrait très gentille avec Rand, ne lui refusant jamais un en-cas quand il en avait envie, elle se comportait de la même manière avec tous les jeunes hommes du coin. Même si elle le regardait parfois d’un air inquiétant – pour lui, faut-il préciser –, elle en était toujours restée là, une retenue dont il lui était sincèrement reconnaissant.

Sans attendre de réponse, maîtresse al’Vere reprit son chemin et entra dans la salle commune. Des bruits de pieds de chaise indiquèrent que tous les hommes s’étaient levés pour l’accueillir. Un concert d’exclamations salua l’arrivée des petits pains. La femme du bourgmestre était sans conteste la meilleure cuisinière de la région et aucun homme sain d’esprit n’aurait hésité à parcourir des lieues pour venir s’asseoir à sa table.

— Du pain d’épice…, répéta Mat en se léchant les babines.

— Après ! dit Rand, intraitable. Sinon, nous n’en aurons jamais fini.

Une lampe accrochée au-dessus de la porte éclairait l’escalier de la cave. Une autre, dans le sous-sol au mur de pierre brute, projetait une vive lumière qui bannissait la pénombre dans les coins les plus lointains de la pièce. Le long des murs, des tonnelets d’alcool de pomme, des tonneaux de cidre et d’énormes barriques de bière et de vin vieillissaient à l’abri des variations de température. Sur les barriques de vin, Bran avait inscrit à la craie toute une série d’informations : la date d’achat, l’identité du colporteur et la ville de provenance. Pour le cidre et la bière, tout le stock provenait de Deux-Rivières, et l’aubergiste lui-même exerçait à mi-temps l’activité de brasseur. Certains colporteurs, voire quelques marchands, proposaient de l’alcool de pomme et de la bière, mais leurs breuvages coûtaient une fortune et n’étaient pas meilleurs, loin de là, que la production locale. En général, quand on les goûtait, ça ne donnait pas envie d’y revenir.

— Si tu m’expliquais pourquoi tu préférerais éviter maître Luhhan ? demanda Rand quand les deux tonneaux furent en place sur une solide étagère. Qu’as-tu encore fait ?

Mat haussa les épaules.

— Rien de bien grave… J’ai dit à Adan al’Caar et à deux de ses morveux d’amis – Ewin Finngar et Dag Coplin – que des fermiers avaient vu courir dans la forêt des chiens fantômes qui crachaient du feu. Bien sûr, ces idiots ont gobé mes sornettes.

— Maître Luhhan t’en veut à cause de ça ? s’étonna Rand, soupçonneux.

— Pas exactement… (Mat hésita, puis secoua la tête.) Bon, j’ai couvert deux de ses chiens de farine, pour qu’ils soient tout blancs. Puis je les ai lâchés près de la maison de Dag. Comment aurais-je pu deviner qu’ils allaient rentrer chez eux à la course ? Je n’y suis pour rien, bon sang ! Et si maîtresse Luhhan n’avait pas laissé la porte ouverte, ils ne seraient jamais entrés. On ne peut pas m’accuser d’avoir rempli de farine la maison du forgeron… (Mat eut un éclat de rire.) Il paraît que maîtresse Luhhan a chassé les chiens à coups de balai. Et son mari avec !

Rand eut un sourire qui tenait à moitié de la grimace.

— À ta place, j’aurais plus peur d’Alsbet Luhhan que de son époux. Elle est presque aussi musclée que lui, et d’un tempérament bien moins conciliant. De toute façon, la question n’est pas là… Si tu marches vite, le forgeron ne te remarquera peut-être pas…

À voir son expression, Mat ne trouva pas la saillie très spirituelle.

Quand les deux garçons retournèrent dans la salle commune, l’ami de Rand n’eut cependant aucune raison de se presser. Ayant installé leurs chaises en rond, devant le feu, les six hommes débattaient à voix basse. Le dos tourné aux flammes, Tam faisait un exposé et les autres se penchaient en avant pour mieux suivre. Concentrés comme ils l’étaient, ils n’auraient pas tourné la tête même si un troupeau de moutons avait fait irruption dans l’auberge. Rand se serait volontiers approché pour entendre, mais son compagnon le tira par la manche et l’implora du regard. Avec un soupir, Rand céda et sortit s’occuper du chargement.

Quand ils furent revenus dans le couloir, les deux amis trouvèrent en haut des marches un plateau couvert de tranches de pain d’épice encore chaudes. Deux chopes et un cruchon de cidre tiède épicé attendaient également les jeunes gens. Malgré son rappel à l’ordre, un peu plus tôt, Rand ne put pas se résoudre à patienter et il fit les deux derniers allers et retours en jonglant avec un tonneau et une tranche de pain d’épice.

Lorsqu’il se fut débarrassé de son ultime charge, il s’essuya la bouche d’un revers de la main, chassant les miettes, et lança joyeusement à Mat, qui venait aussi d’en terminer :

— Et maintenant, allons voir ce trouv…

Des bruits de pas retentirent dans l’escalier. Manquant trébucher dans sa précipitation, Ewin Finngar déboula dans la cave, l’air surexcité.

— Il y a des étrangers dans le village ! s’écria-t-il avant de jeter un regard noir à Mat. Je n’ai pas vu de cabots fantômes, mais il paraît que quelqu’un a couvert de farine les chiens de maître Luhhan. À ce qu’on dit, sa femme a une petite idée sur l’identité du coupable…

Les années qui les séparaient d’Ewin, à peine âgé de quatorze printemps, incitaient en général Rand et Mat à ne tenir aucun compte de ses propos. Cette fois, ils échangèrent un regard interloqué puis parlèrent en même temps :

— Dans le village ? s’étonna Rand. Pas en forêt ?

— Un homme avec une cape noire ? As-tu vu son visage ?

Décontenancé, Ewin regarda tour à tour les deux jeunes hommes. Mat avançant vers lui, l’air pas commode, il se résigna à répondre :

— Bien sûr que j’ai vu son visage ! Quant à sa cape, elle est verte, ou peut-être grise… La couleur donne l’impression de changer selon l’endroit où l’homme se trouve. Parfois, il se fond dans le décor, et on ne le voit pas avant qu’il bouge. La femme porte une cape de voyage bleue bien plus chic que tous les habits de fête que j’ai vus de ma vie. Elle est d’ailleurs dix fois plus jolie que toutes les femmes que je connais. Comme dans les histoires des trouvères, c’est une dame de haute naissance, j’en mettrais ma main au feu.

— Une femme ? intervint Rand. De qui nous parles-tu donc ?

Il voulut interroger Mat du regard, mais son ami avait posé les poings sur ses yeux, les fermant comme s’il désirait s’isoler du monde.

— Je voulais te raconter, dit-il, mais tu m’as engagé comme homme de peine… (Il éloigna les mains de son visage, ouvrit les yeux et foudroya Ewin du regard.) Ces deux étrangers sont arrivés hier soir, et ils sont descendus à l’auberge. Rand, je les ai vus entrer dans le village. Je ne savais pas qu’il existait des chevaux si grands et si élancés. On dirait qu’ils seraient capables de galoper jusqu’à la fin des temps, s’il le fallait… Je pense que l’homme travaille pour la femme.

— Il est son Champion, dit Ewin, c’est comme ça que ça s’appelle dans les histoires.

Mat continua comme si de rien n’était.

— Il obéit à la femme et lui rend des comptes… Mais ce n’est pas un employé. Un soldat, peut-être… À la façon dont il porte son épée, on dirait qu’elle fait partie de lui, comme une main ou un pied. À côté de ce gaillard, les gardes du corps des marchands ont l’air de braves corniauds. Et cette femme, Rand ! Je n’aurais jamais pensé qu’une personne pareille puisse exister. On croirait qu’elle sort tout droit des légendes d’un trouvère. Elle est… C’est… (Mat s’interrompit pour foudroyer Ewin du regard.) Eh bien, une dame de haute naissance, voilà ce qu’elle est !