— Très bien, mais qui sont ces gens ? demanda Rand.
À part les marchands, qui venaient une fois par an acheter du tabac et de la laine, et les colporteurs, on ne voyait pratiquement jamais d’étrangers à Deux-Rivières. Bac-sur-Taren était peut-être plus fréquenté mais, si loin au sud, les visiteurs étaient vraiment rares. Comme c’étaient toujours les mêmes chaque année, les marchands et les colporteurs n’étaient plus vraiment des étrangers au sens strict du terme. À Champ d’Emond, on n’avait plus vu d’« inconnu » depuis plus de cinq ans. Fuyant Baerlon où il avait eu on ne savait trop quels problèmes, le dernier en date était venu se cacher au village, où il n’avait pas séjourné longtemps.
— Et que veulent-ils ? ajouta Rand à sa question précédente.
— Ce qu’ils veulent ? s’écria Mat. Je m’en fiche ! Rand, ce sont des étrangers comme nous n’en avons jamais vu. Des gens fascinants !
Rand ouvrit la bouche mais la referma sans avoir parlé. Le cavalier noir l’avait rendu aussi nerveux qu’un chat invité dans un chenil. Et voilà que trois étrangers débarquaient en ville le même jour. Une coïncidence, vraiment ?
Enfin, trois si la cape du type ne devenait pas toute noire par moments…
— La femme s’appelle Moiraine, dit Ewin, saisissant l’occasion d’en placer une. J’ai entendu l’homme s’adresser à elle comme ça. Dame Moiraine. Lui, son nom, c’est Lan. Notre Sage-Dame n’aime pas cette femme, mais moi, elle me plaît bien.
— Qu’est-ce qui te fait dire que Nynaeve ne l’aime pas ? demanda Rand.
— Moiraine lui a demandé son chemin, ce matin, et elle l’a appelée « mon enfant ». Une Sage-Dame ! (Rand et Mat émirent de longs sifflements modulés.) Bien sûr, elle ne savait pas à qui elle s’adressait, et elle s’est excusée quand elle a compris sa méprise. C’était sincère. Ensuite, Moiraine a interrogé la Sage-Dame sur les herbes médicinales et les notables de Champ d’Emond. Elle s’est montrée aussi respectueuse que n’importe quelle femme du village – et même bien plus que certaines. Elle s’est renseignée sur les anciens, demandant depuis combien de temps ils vivaient ici… Enfin, je n’ai pas tout retenu, mais c’était impressionnant. Nynaeve a répondu comme si elle venait de mordre dans un fruit pas mûr. Et quand dame Moiraine s’est éloignée, elle l’a regardée d’une façon qui… Eh bien, tout ce que je peux dire, c’est que ça n’avait rien d’amical.
— C’est tout ? demanda Rand. Tu connais le caractère de Nynaeve, non ? L’an dernier, quand Cenn Buie l’a appelée « mon enfant », elle lui a tapé sur la tête avec son bâton. Et c’est un membre du Conseil assez vieux pour être son grand-père. Notre Sage-Dame explose pour un rien et se calme une minute après.
— C’est déjà trop long pour moi…, marmonna Ewin.
— Je me fiche de savoir qui elle assomme, dit Mat, tant que ce n’est pas moi. Les gars, ça va être le plus beau Bel Tine de tous les temps. Une gente dame, un trouvère, que demander de plus ? Au diable le feu d’artifice !
— Un trouvère ? répéta Ewin d’un ton inhabituellement aigu, même pour lui.
— Viens avec moi, Rand, dit Mat, ignorant une nouvelle fois le garçon. Nous avons fini notre corvée, et tu dois voir cet artiste.
Mat s’engagea dans l’escalier, gravissant les marches quatre à quatre. Ewin le suivit en couinant :
— C’est vrai, pour le trouvère ? Mat, ce n’est pas comme les chiens fantômes ? Ou les grenouilles ?
Rand prit le temps d’éteindre la lampe, puis il emboîta le pas à ses compagnons.
Dans la salle commune, Rowan Hurn et Samel Crawe avaient rejoint leurs collègues. Du coup, le Conseil du village était au complet. C’était Bran qui parlait, désormais, la voix si basse que seul un murmure s’échappait du cercle de chaises. Pour ponctuer son discours, il tapait du bout d’un index dans la paume de son autre main. Autour de lui, tous les conseillers acquiesçaient – même Cenn Buie, mais avec plus de retenue que les autres.
La façon dont ces hommes se comportaient, s’isolant du monde, en disait plus long qu’une pancarte. Leur conversation concernait exclusivement le Conseil. S’il tentait d’écouter, Rand se ferait mal voir. À contrecœur, il se dirigea vers la sortie. Il lui restait le trouvère, et les deux autres étrangers.
Dehors, il constata que Hu ou Tad, les garçons d’écurie de l’auberge, étaient venus chercher Bela et la charrette. Leur cape claquant au vent, Mat et Ewin continuaient à se quereller en s’éloignant de l’auberge.
— Je te dis que ce n’est pas une blague ! Ewin, je ne te joue pas un de mes mauvais tours. Il y a bien un trouvère en ville. Et maintenant, du balai ! Rand, veux-tu dire à ce crétin que je ne lui mens pas ? Et qu’il peut aller voir ailleurs si j’y suis ?
Rand resserra les pans de sa cape autour de son torse, puis il pressa le pas pour voler au secours de son ami. Mais les mots restèrent coincés dans sa gorge, car il eut de nouveau le sentiment qu’on l’épiait. C’était beaucoup moins horrible que ce qu’il avait connu avec le cavalier noir, mais ça n’avait rien de plaisant, surtout si peu de temps après la précédente expérience.
Jetant un coup d’œil à la place Verte, il vit que rien n’avait changé. Des enfants jouaient, des villageois s’affairaient à préparer les réjouissances et personne ne lui accordait un regard. Le Poteau du Printemps était abandonné et il le resterait jusqu’au lendemain. Des cris et des rires d’enfants montaient des rues transversales, comme il convenait à l’approche de Bel Tine. Bref, tout était normal.
Et pourtant, on l’espionnait…
Sur une impulsion, Rand se retourna et leva les yeux. Perché au bord du toit de l’auberge, un gros corbeau chahuté par le vent rivait un de ses yeux ronds sur lui. La tête légèrement inclinée, l’oiseau paraissait très intéressé par ce qu’il voyait.
Rand ne put plus contenir la colère qui bouillait en lui depuis des heures.
— Saloperie de charognard…, marmonna-t-il.
— J’en ai assez d’être épié ! grogna Mat.
Rand vit que son ami l’avait rejoint. Lui aussi regardait le corbeau d’un air méchant.
Se consultant à peine, les deux garçons ramassèrent chacun une pierre.
Les projectiles volèrent bien droit… mais le corbeau s’écarta, et les pierres se perdirent dans le vide. Battant une fois des ailes, l’oiseau inclina de nouveau la tête et recommença à observer les deux garçons comme si rien n’était arrivé.
— Tu as déjà vu un corbeau faire ça ? demanda Rand à son ami.
Sans cesser de fixer l’oiseau noir, Mat secoua la tête.
— Non… Ni aucun autre volatile, d’ailleurs.
— Un oiseau maléfique ! lança soudain une voix féminine mélodieuse malgré la répugnance profonde qu’elle exprimait. Au mieux, il convient de s’en méfier… Au pire…
Sur un cri strident, le corbeau s’envola, décollant avec une telle violence que deux plumes noires se détachèrent de ses ailes et tombèrent du bord du toit.
Stupéfaits, Rand et Mat suivirent du regard la fuite de l’oiseau au-dessus de la place Verte, puis en direction des montagnes de la Brume, loin au-delà du bois de l’Ouest. Devenant d’abord un minuscule point noir, le corbeau disparut bientôt de la vue des deux garçons.
Rand se retourna et découvrit la femme qui venait de parler. Comme lui, elle avait suivi le vol du corbeau. Mais elle avait baissé la tête, et leurs regards se croisèrent.
Rand en resta sans voix. C’était sans nul doute dame Moiraine, et elle correspondait en tout point aux descriptions de Mat et d’Ewin. Avec tant de choses en plus…
En apprenant qu’elle avait traité Nynaeve d’enfant, Rand l’avait imaginée sous les traits d’une vieille dame. Une grossière erreur ! Enfin, peut-être, parce qu’il était impossible de lui donner un âge, en réalité. D’instinct, il l’avait estimée aussi jeune que Nynaeve, mais, en la regardant un peu plus longtemps, il avait très vite changé d’avis. Dans ses grands yeux sombres, on lisait une sagesse et une maturité qu’il fallait de longues années pour acquérir. Un instant, Rand eut l’impression que deux étangs jumeaux tentaient de l’attirer afin qu’il se noie dans leurs profondeurs. À la voir, il semblait logique que Mat et Ewin l’aient décrite comme une dame sortie des histoires d’un trouvère. Devant tant de grâce et d’autorité, Rand se sentait mal à l’aise, comme s’il avait du mal à tenir sur ses jambes. Très petite, dame Moiraine lui arrivait tout juste à la poitrine, mais sa présence et sa prestance, toutes deux écrasantes, donnaient l’impression qu’il était inconvenant d’être plus grand qu’elle, comme si sa taille devait être la référence ultime.