— Nous parlerons plus tard, dit-elle. Oui, plus tard…
Semblant glisser sur le sol, et non marcher, elle se dirigea vers le pont aux Chariots, les pans de sa cape lui faisant comme une paire d’ailes.
Un grand type que Rand n’avait pas remarqué jusque-là sortit des ombres du porche de l’auberge et, la main posée sur la longue poignée d’une épée, emboîta le pas à Moiraine. Vêtu de vert foncé, une couleur qui aurait fait un camouflage parfait en forêt, l’homme portait une cape dont les teintes gris, marron et vert fluctuaient effectivement au gré de ses mouvements et des caprices du vent. Par moments, l’étrange vêtement se fondait si bien avec le paysage que son propriétaire semblait disparaître.
Tenus par une lanière de cuir, les longs cheveux de l’inconnu grisonnaient sur les tempes. Le visage buriné par le soleil, le compagnon de Moiraine était cependant épargné par les rides. À le voir se déplacer, Rand ne put s’empêcher de penser à un loup.
Quand il passa devant les trois garçons, le mystérieux guerrier leur accorda à peine un regard, mais ses yeux d’un bleu polaire parurent cependant enregistrer tous les détails significatifs. En une fraction de seconde, il avait évalué et catalogué les trois jeunes habitants de Champ d’Emond. Mais quel était le résultat de cet examen ? Rien, sur le visage de l’homme, n’aurait permis de le dire.
Accélérant le pas pour rattraper Moiraine, il s’adapta ensuite à son rythme et se pencha pour lui parler.
Rand s’avisa qu’il retenait sa respiration et s’autorisa à la relâcher.
— C’était Lan, coassa Ewin, comme s’il manquait lui aussi d’air, après avoir essuyé le regard du guerrier. Je vous dis que c’est son Champion !
— Ne raconte pas n’importe quoi ! s’écria Mat. (Il ricana, mais lui aussi avait la voix mal assurée.) Les Champions, c’est bon pour les récits ! Et ils ont une épée et une armure ornées d’or et de pierreries, pour commencer. Ensuite, ils passent leur temps au nord, dans la Flétrissure, à combattre les démons, les Trollocs et d’autres monstres de ce genre.
— Il pourrait être un Champion ! insista Ewin.
— Tu as vu de l’or et des pierreries sur lui ? railla Mat. Et les Trollocs abondent-ils à Deux-Rivières ? Ici, nous avons plutôt des moutons. Je me demande d’ailleurs quel événement passé peut intéresser une femme comme Moiraine.
— J’ai une hypothèse, fit Rand. On dit que l’auberge existe depuis au moins mille ans, voire plus.
— Dix siècles de moutons, lâcha Mat, implacable.
— Un sou d’argent ! s’écria Ewin. Elle m’a donné un sou d’argent ! Pensez à tout ce que je vais pouvoir acheter au colporteur !
Rand ouvrit la main pour examiner sa pièce… et, de surprise, il faillit la laisser tomber. Il ne parvint pas à identifier la monnaie – frappée de l’image d’une femme faisant danser une flamme au-dessus de sa paume tournée vers le ciel – mais il avait assez souvent observé Bran, quand il pesait les pièces des marchands originaires d’une bonne dizaine de pays, pour avoir une excellente idée de la valeur de ces « gages ». Avec un pareil poids d’argent, on pouvait acheter un très bon cheval partout à Deux-Rivières. Et avoir un peu de monnaie après…
Dévisageant Mat, Rand constata qu’il était aussi surpris que lui. Perplexe, il orienta sa main pour que son ami puisse voir la pièce – mais pas Ewin – puis il haussa les épaules, indiquant qu’il n’y comprenait rien.
— De quels « services » a-t-elle donc besoin ? finit-il par demander.
— Je n’en sais rien, et je m’en fiche. Bien entendu, je ne dépenserai pas cet argent. Même quand le colporteur sera là.
Sur ces mots, Mat glissa la pièce dans sa poche.
Avec un hochement de tête approbateur, Rand imita son ami. Sans trop savoir pourquoi, il était certain que Mat avait raison. Il ne fallait pas dépenser cet argent. Parce qu’il venait d’elle, tout simplement. Il ignorait à quoi d’autre pouvait servir une pièce, mais…
— Je dois aussi garder la mienne ? demanda Ewin, dubitatif.
— C’est ton affaire, lâcha Mat, laconique.
— Elle te l’a donnée pour que tu la dépenses, ajouta Rand.
Ewin contempla son sou d’argent, secoua la tête puis rangea lui aussi son trésor dans sa poche.
— Je la garde, dit-il, non sans mélancolie.
— Il nous reste le trouvère, rappela Rand.
L’humeur de l’adolescent s’améliora aussitôt.
— S’il se réveille un jour, modéra Mat.
— Rand, demanda Ewin, il y a vraiment un trouvère au village ?
— Tu verras bien ! répondit Rand avec un grand sourire.
À l’évidence, Ewin refuserait d’y croire tant qu’il n’aurait pas vu l’artiste de ses yeux.
— Et il devra bien finir par descendre de sa chambre…
Des cris retentirent, montant du pont aux Chariots. Quand Rand tourna la tête pour voir ce qui se passait, son sourire s’élargit encore. Une foule de villageois de tous les âges – y compris de vénérables vieillards et des bambins tout juste capables de marcher – escortait un énorme chariot tiré par huit chevaux. Des dizaines de ballots étaient accrochés à la bâche ronde du véhicule tellement chargé qu’il avait du mal à avancer. Le colporteur était enfin là !
Deux étrangers, un trouvère et un colporteur, plus un feu d’artifice. Ces fêtes de Bel Tine promettaient d’être mémorables.
3
Le colporteur
Les casseroles accrochées aux flancs du chariot faisaient un bruit épouvantable tandis que le véhicule roulait sur les planches disjointes du pont principal. Toujours escorté par une foule de villageois et de fermiers venus spécialement pour les festivités, le colporteur tira sur les rênes de son attelage et s’arrêta juste devant l’auberge. De toutes les directions, des curieux accouraient pour voir de près le chariot géant aux roues plus grandes qu’un homme et le colporteur assis sur le siège du conducteur.
Le teint pâle, le corps maigrichon et les bras démesurément longs et minces, Padan Fain était doté d’un extraordinaire nez crochu. Toujours souriant, voire hilare, comme s’il connaissait une bonne blague que le reste du monde ignorait, Fain venait à Champ d’Emond tous les printemps – pour Bel Tine, précisément, d’aussi loin que pouvait se souvenir Rand.
La porte de l’auberge s’ouvrit, cédant le passage à l’entier Conseil du village, maître al’Vere et Tam ouvrant la marche. Tous avançant d’un pas décidé, même Cenn Buie, les conseillers se frayèrent un chemin dans la foule tout excitée à l’idée de découvrir les merveilles – des épingles, de la dentelle, des livres et mille autres choses – qu’apportait le colporteur.
À contrecœur, les villageois s’écartèrent. Mais ils ne cessèrent pas de crier, demandant à Fain ce qu’il avait de neuf à vendre et surtout quelles nouvelles il apportait du monde extérieur.
Pour les villageois, les articles tels que les boîtes à infusion, les pelotes d’épingles ou les rouleaux de tissu ne constituaient que la moitié de la cargaison du chariot. L’autre, c’étaient des mots, tout simplement. Le récit de ce qui se passait loin de Deux-Rivières, dans l’univers des grandes cités.
Certains colporteurs, pour être débarrassés, débitaient à toute vitesse un discours confus qui perdait vite tout intérêt. D’autres, du genre laconique, jouaient les hérauts de très mauvaise grâce et sans aucun talent. Fain, lui, parlait de bon cœur – non sans manier l’ironie – et il savait ménager ses effets, produisant une prestation à la hauteur de celle d’un trouvère. Adorant être le centre d’intérêt d’un public, il ne répugnait jamais à faire son numéro.
Rand se dit soudain que le colporteur ne serait sans doute pas ravi d’apprendre la présence au village d’un vrai trouvère.