Ghealdan… Tar Valon… Ces noms seuls suffisaient à stimuler son imagination. Des lieux qu’il connaissait uniquement à travers les récits des colporteurs et les anecdotes des gardes du corps des marchands.
Aes Sedai, guerre, faux Dragon… Ces mots-là peuplaient les histoires que les anciens racontaient au coin du feu, alors que la lumière d’une unique bougie faisait danser des ombres inquiétantes sur les murs d’une pièce aux volets clos malmenés par le vent.
Rand songea que le blizzard et les loups étaient sûrement préférables aux drames qui se déroulaient dans le grand monde. Cela dit, hors de Deux-Rivières, tout devait être tellement différent ! On avait sûrement l’impression de vivre dans une légende racontée par un trouvère… L’aventure ! Une aventure sans fin, durant toute une vie…
Les villageois commençaient à se disperser, même s’ils râlaient toujours ferme. S’arrêtant près du chariot, Wit Congar regarda à l’intérieur comme s’il espérait y trouver un second colporteur caché entre les marchandises. Bientôt, il ne resta plus devant l’auberge que quelques jeunes gens désœuvrés. Mat et Perrin vinrent alors rejoindre leur ami.
— Je ne vois pas comment le trouvère pourra faire mieux ! s’écria Mat. Vous croyez que nous verrons un jour ce faux Dragon ?
— J’espère bien que non, dit Perrin. (Il secoua la tête, faisant onduler sa chevelure bouclée.) Pas à Deux-Rivières, en tout cas. Surtout si ça implique la guerre…
— Et la venue d’Aes Sedai, ajouta Rand. As-tu oublié qui est responsable de la Dislocation du Monde ? Le Dragon a commencé, mais les Aes Sedai ont fait le sale travail.
— Le garde du corps d’un négociant en bois m’a raconté une histoire, un jour, dit Mat. Selon lui, le Dragon renaîtra quand l’humanité vivra des heures terribles et aura plus que jamais besoin d’aide, et il la sauvera.
— S’il a dit ça, c’était un imbécile, affirma Perrin. Et tu as été stupide de l’écouter.
L’apprenti forgeron avait à peine élevé la voix, car il était très lent à perdre son sang-froid. Mais les fantaisies permanentes de Mat l’exaspéraient parfois, et il n’en faisait pas mystère.
— Et après avoir été sauvés, nous vivrons dans un nouvel Âge des Légendes, je parie ? C’est ce qu’il a prédit, pas vrai ?
— Ai-je dit que je l’ai cru ? se défendit Mat. J’ai entendu ce type parler, voilà tout. Nynaeve était là aussi, et j’ai cru qu’elle allait nous écorcher vifs tous les deux, le garde et moi. Il a affirmé que beaucoup de gens croyaient la même chose que lui, mais qu’ils n’osaient pas l’avouer à cause des Aes Sedai ou des Fils de la Lumière. Mais Nynaeve nous a passé un sacré savon, et l’homme n’a plus rien voulu dire. Plus tard, notre Sage-Dame a parlé au négociant, qui n’a plus jamais ramené ce garde…
— Une excellente initiative, dit Perrin. Le Dragon qui sauve l’humanité ? On dirait des âneries de Coplin !
— Quelles heures pourraient être assez terribles pour que nous demandions l’aide du Dragon ? renchérit Rand. Autant appeler au secours le Ténébreux en personne.
— Le garde ne m’a pas donné de précisions, avoua Mat, mal à l’aise. Et il n’a jamais parlé d’un nouvel Âge des Légendes. En revanche, il a dit que le retour du Dragon dévasterait le monde.
— Voilà qui nous sauvera sûrement ! railla Perrin. Une autre Dislocation…
— Lâche-moi un peu ! s’écria Mat. Je me contente de répéter les propos du garde.
— Et moi, dit Perrin, j’espère que les Aes Sedai et ce Dragon, imposteur ou pas, resteront là où ils sont. Ainsi, le territoire de Deux-Rivières sera peut-être épargné…
— Tu crois que ce sont vraiment des Suppôts des Ténèbres ? demanda soudain Mat.
— Qui ça ? s’enquit Rand.
— Les Aes Sedai.
Rand consulta du regard Perrin, qui haussa les épaules.
— Les histoires…
— Rand, toutes ne disent pas que les Aes Sedai servent le Ténébreux.
— Par la Lumière, Mat, ce sont les responsables de la Dislocation du Monde ! Que te faut-il de plus… ?
— Là, tu marques un point… (Mat se rembrunit, mais il recouvra vite son bel enthousiasme.) Le vieux Bili Congar dit que les Suppôts des Ténèbres n’existent pas. Et les Aes Sedai non plus. Pour lui, ce sont des balivernes. Et il ne croit pas au Ténébreux.
— Du délire de Coplin repris par un Congar, grogna Perrin. Et tu t’attends à quoi, exactement ?
— Le vieux Bili a prononcé le nom du Ténébreux. Je parie que tu l’ignorais.
— Par la Lumière ! souffla Rand.
Mat sourit de toutes ses dents.
— C’était au printemps dernier, juste avant que les chenilles aient dévasté ses champs sans toucher à ceux des autres fermiers. Et que toute sa famille attrape la fièvre des yeux jaunes. Je l’ai entendu nommer le Ténébreux, à l’époque. Il affirme toujours ne pas y croire, mais, depuis, il me jette quelque chose à la figure chaque fois que je lui demande de recommencer.
— Et tu es assez stupide pour le lui demander, n’est-ce pas, Matrim Cauthon ? lança une voix féminine.
Nynaeve al’Meara se campa devant les trois garçons, la natte noire repoussée derrière son épaule manquant se hérisser de fureur.
Rand se leva maladroitement. Très mince et lui arrivant à peine à l’épaule, la Sage-Dame paraissait pourtant le dominer d’une bonne tête. Et sa jeunesse, sans parler de sa beauté, ne la rendait pas moins impressionnante.
— Je me doutais bien que Bili Congar avait encore fait des siennes, dit-elle, mais je t’aurais cru trop intelligent pour le provoquer ainsi. Tu es en âge de prendre femme, Matrim Cauthon, mais, en réalité, tu ne devrais pas t’éloigner des jupes de ta mère. Encore un effort, et tu prononceras toi aussi le nom du Ténébreux !
— Non, Sage-Dame ! se défendit Mat. (Il se fit tout petit, comme s’il avait une chance de disparaître sous terre.) C’était le vieux Bili – enfin, maître Congar –, pas moi ! Par le Sang et les Cendres ! je…
— Tiens ta langue devant moi, Matrim Cauthon !
Même si ce n’était pas lui que la Sage-Dame admonestait, Rand se mit au garde-à-vous, comme un cancre devant son professeur. Perrin non plus n’en menait pas large. Plus tard, un des trois garçons (au moins) se plaindrait d’avoir été maltraité par une femme à peine plus âgée que lui. Après les éclats de Nynaeve, tout le monde réagissait ainsi, mais jamais en sa présence. En face d’elle, tous les villageois filaient doux, même les anciens. Surtout quand elle était de mauvaise humeur… Si son bâton était épais à une extrémité, à l’autre il avait tout d’une cravache, et elle n’hésitait jamais à en jouer sur la tête, les mains ou les jambes des « impudents », quels que soient leur âge et leur position.
Concentré sur la Sage-Dame, Rand n’avait pas vu qu’elle était accompagnée. Quand il constata son erreur, il eut envie de s’enfuir à toutes jambes – et tant pis pour ce que Nynaeve lui dirait ou lui ferait ensuite.
Campée deux ou trois pas derrière la Sage-Dame, Egwene suivait la scène avec une intense concentration. De la même taille que Nynaeve, et brune comme elle, la fille de Bran aurait pu être le reflet dans un miroir de l’humeur plus que maussade de la Sage-Dame. Les bras croisés, une moue désapprobatrice sur les lèvres, ses grands yeux marron d’une accablante gravité, elle avait de quoi glacer le sang du jeune homme le plus téméraire.
S’il y avait eu une justice, avoir deux ans de plus qu’elle aurait dû conférer un avantage à Rand, mais il n’en était rien. À ses meilleures heures, il n’était jamais très brillant lorsqu’il parlait à une des filles du village – tout le contraire de Perrin –, mais devant Egwene, lorsqu’elle le regardait ainsi, ses grands yeux rivés sur lui comme si elle ne voyait rien d’autre, il devenait incapable d’émettre une suite de mots cohérente.