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Elle soutenait bravement le regard du Champion, mais sa voix tremblait un peu.

Sans chercher à rompre le contact visuel, Lan sembla pour la première fois se défaire du masque d’indifférence qu’il arborait en permanence.

— Nynaeve, je ne suis pas un roi… Juste un homme qui ne possède même pas une minuscule parcelle de terre…

— Certaines femmes ne se soucient pas des terres ni de la fortune. Ce qui les intéresse, c’est l’homme, pas ce qu’il possède.

— Un homme qui demanderait à une telle femme d’accepter son dénuement ne serait pas digne d’elle. Tu es une femme hors du commun, belle comme le jour et aussi courageuse qu’un guerrier. Sage-Dame, tu es une lionne !

— Les Sages-Dames se marient rarement… (Nynaeve prit une grande inspiration pour se donner du courage.) Mais si je vais à Tar Valon, je deviendrai peut-être quelqu’un d’autre…

— Les Aes Sedai ne se marient guère plus que les Sages-Dames, sais-tu ? Peu d’hommes sont capables de vivre près d’une épouse si puissante – quelqu’un qui fait pâlir leur propre étoile, même si ce n’est pas volontaire…

— Certains hommes sont assez forts. J’en connais un de cette envergure…

Afin de ne laisser planer aucun doute, Nynaeve dévisagea le Champion avec une rare intensité.

— Tout ce que je possède, c’est une épée qui m’aide à livrer une guerre que je ne gagnerai pas et qui continuera longtemps après ma mort.

— J’ai déjà dit que ça ne me dérangeait pas… Par la Lumière ! j’en ai déjà plus dit qu’il est décent, pour une femme. Veux-tu m’humilier en me forçant à faire ma demande ?

— T’humilier, moi ? Jamais…

La douceur du ton de Lan étonna Rand, qui ne l’avait jamais entendu parler ainsi, et fit briller un peu plus les yeux de Nynaeve.

— Douce dame, je détesterai l’homme que tu choisiras, parce que ce ne sera pas moi. Mais, s’il te rend heureuse, ce sera très vite mon meilleur ami. Aucune femme ne mérite d’être promise au veuvage le jour même de ses noces, et toi encore moins que les autres. (Lan posa la chope pleine sur le sol et se leva.) Je dois aller voir comment vont les chevaux…

Après le départ du Champion, Nynaeve resta agenouillée où elle était.

Même s’il n’avait pas sommeil, Rand ferma les yeux. S’il l’avait regardée pleurer, la Sage-Dame lui en aurait sûrement voulu.

49

Le Ténébreux frémit

Les premières lueurs de l’aube réveillèrent Rand en sursaut. Les yeux encore lourds de sommeil, et agacés par la lumière pourtant pâlichonne, il regarda autour de lui, sondant les quatre points cardinaux de la Flétrissure. Même à une heure si précoce, la chaleur écrasait impitoyablement le paysage. Se tournant sur le dos, la tête bien calée par sa couverture transformée en oreiller, le jeune berger contempla le ciel. Toujours d’un bleu très pur, il n’était pas touché par la désolation ambiante, et ça avait quelque chose de rassurant.

Rand fut très surpris de constater qu’il avait fini par s’endormir. Un instant le souvenir d’une conversation flotta dans son esprit comme les lambeaux d’un rêve. Mais il ne s’agissait pas d’un songe. Assise en tailleur, les yeux cernés, Nynaeve n’avait à l’évidence pas fermé l’œil de la nuit. Lan non plus, probablement, et il arborait de nouveau son fameux masque de pierre – plus dur que jamais, comme s’il n’avait plus l’intention de s’en départir.

Soucieuse, Egwene alla s’asseoir près de la Sage-Dame. Trop bas pour que Rand puisse entendre, la jeune fille parla à l’oreille de son amie, qui l’écouta puis secoua la tête. Egwene ajouta alors quelque chose, s’attirant en guise de réponse un geste agacé de la main. Au lieu de s’éloigner, comme Nynaeve l’y incitait, la jeune fille se pencha davantage et murmura de nouveau à l’oreille de la Sage-Dame.

Nynaeve écouta, secoua de nouveau la tête, puis… éclata de rire, enlaça sa jeune compagne et lui adressa à son tour quelques mots de réconfort. Soulagée, Egwene se leva et en profita pour foudroyer du regard le Champion.

Celui-ci ne s’en aperçut pas, car il évitait soigneusement de tourner la tête vers les deux femmes.

Mélancolique, Rand rassembla ses affaires, puis il fit un brin de toilette avec le peu d’eau que Lan allouait chaque matin à cette activité.

Les femmes avaient-elles le don de lire dans l’esprit des hommes ? se demanda-t-il tout en faisant ses ablutions. C’était une pensée dérangeante, et pourtant…

Toutes les femmes seraient plus ou moins des Aes Sedai…

Se disant que la Flétrissure était en train de le rendre un peu fou, Rand se rinça la bouche puis alla seller son cheval.

La disparition du camp, dès qu’il fut sorti du champ d’action de la protection mise en place par Moiraine, le déconcerta de nouveau. Mais, quand il eut fini de harnacher Rouquin, il constata que tout était redevenu normal au sommet de la colline. Et, dans le camp, tout le monde se dépêchait…

Les sept tours en ruine étaient toujours là, énormes monticules de gravats qui témoignaient pourtant, si peu que ce fût, d’une ancienne et formidable grandeur. Les innombrables lacs, d’un bleu limpide, ne laissaient apercevoir aucun monstre. Quand on les regardait ainsi, en même temps que les tours détruites, on parvenait presque à oublier les immondices qui grouillaient tout autour de la colline.

Sans donner l’impression que ce soit délibéré, Lan ne tourna jamais la tête vers les ruines. Mais, comme pour Nynaeve, il ne pouvait pas s’agir d’un hasard…

Lorsque le site eut été consciencieusement nettoyé, les paniers fixés de nouveau sur le dos du cheval de bât, alors que tous ses compagnons étaient déjà en selle, Moiraine se campa au centre du camp, ferma les yeux et se pétrifia comme si elle avait cessé de respirer. Pour Rand, il ne se passa rien de particulier, n’était que Nynaeve et Egwene se mirent à trembler et à se frotter vigoureusement les bras malgré la chaleur. Puis les mains de la jeune fille s’immobilisèrent, et elle regarda la Sage-Dame, ouvrant la bouche pour parler.

Cessant aussi de se masser les bras, Nynaeve intima du regard le silence à sa protégée. Puis les deux femmes se dévisagèrent longuement jusqu’à ce qu’Egwene sourie et hoche la tête. Quelques instants plus tard, Nynaeve l’imita, même si son sourire parut beaucoup plus forcé.

Rand se passa la main dans les cheveux, les trouvant déjà tout poisseux de sueur. Quelque chose lui disait qu’il aurait dû comprendre au moins en partie le dialogue muet des deux jeunes femmes de Champ d’Emond. Hélas, il ne parvint pas à mettre le doigt sur ce qui aurait dû être une évidence.

Moiraine ouvrit enfin les yeux et les baissa sur le pied de la colline.

— Voilà, j’ai effacé les dernières traces de ce que j’ai fait ici hier soir… Tout se serait volatilisé en moins d’une journée, mais j’ai refusé de prendre le moindre risque inutile. Nous sommes trop près du cœur des Ténèbres pour jouer à des jeux dangereux. Lan, nous y allons ?

Le Champion attendit que l’Aes Sedai soit en selle, puis il prit la direction du nord, vers les lointaines montagnes de la Damnation. Même par une matinée claire, les pics demeuraient sinistres et sans vie. Telle une muraille, ils barraient l’horizon d’est en ouest – et aussi loin que le regard pouvait porter.

— Moiraine Sedai, demanda Egwene, atteindrons-nous aujourd’hui l’Œil du Monde ?

L’Aes Sedai coula un regard à Loial.

— J’espère bien… La fois précédente, il était au pied des montagnes, de l’autre côté, une fois les hautes passes traversées.

— Loial dit que l’Œil se déplace, rappela Mat. Que ferez-vous s’il n’est pas là où vous le pensez ?

— Nous continuerons à chercher, voilà tout… L’Homme Vert sent le besoin des gens… Et le nôtre, parce qu’il est l’unique espoir du monde, ne passera pas inaperçu, vous pouvez me croire…