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En approchant des montagnes, la petite colonne entra dans la véritable Flétrissure. Alors qu’elles étaient tachées de jaune et de noir, jusque-là, les feuilles complètement pourries tombaient d’elles-mêmes des branches sous le poids de la moisissure qui les rongeait. Rachitiques et ratatinés, les arbres levaient faiblement leurs branches vers le ciel, comme s’ils imploraient une entité qui refusait obstinément de les entendre. De leur tronc à l’écorce blessée sourdait une sève qui évoquait irrésistiblement du pus. Comme s’ils ne s’accrochaient plus à rien de solide, l’onde de choc du passage des chevaux faisait trembler sur leur base ces grotesques caricatures de végétaux.

— On dirait qu’ils veulent nous attraper, dit Mat d’une voix blanche.

Nynaeve le foudroyant du regard, il ajouta, sur la défensive :

— Ils ont vraiment l’air de nous en vouloir, non ?

— Et c’est la stricte vérité, pour certains…, dit soudain Moiraine, le regard plus dur que celui de Lan. Mais ils ne voudraient de moi sous aucun prétexte, et ma présence vous protège tous.

Mat eut un rire étranglé, comme si la plaisanterie ne l’amusait pas vraiment.

Rand n’aurait pas juré qu’il s’agissait d’une plaisanterie.

Nous sommes dans la Flétrissure, après tout… Cela dit, les arbres sont incapables de bouger. Et, même s’ils le pouvaient, que feraient-ils d’un être humain ? Notre imagination nous joue des tours, et Moiraine tente de nous empêcher de sombrer dans le délire.

Rand se pétrifia soudain. L’arbre qu’il surveillait du coin de l’œil, à vingt pas de là, venait de frémir, et ce n’était pas une illusion. Dans l’état où était le végétal, bien malin qui aurait pu dire à quelle variété il appartenait…

Sous les yeux ébahis de Rand, l’arbre bougea de nouveau. Cette fois, il ne frémit pas, mais se balança d’avant en arrière… puis se plia en deux, sa cime touchant presque le sol. Un cri inhumain retentit alors que l’arbre se redressait, « serrant » entre ses branches une silhouette sombre qui se débattait en hurlant à la mort.

Les sangs glacés, le jeune berger tenta d’éloigner Rouquin des arbres, mais il y en avait partout, et c’était une mission impossible. Alors que les arbres, des deux côtés de la route, s’animaient à leur tour, la monture de Rand écarquilla les yeux de terreur. Tous les autres cavaliers ayant réagi comme le jeune berger, les chevaux se percutèrent avant d’adopter une formation serrée comme on n’en avait sans doute jamais vu.

— Ne vous arrêtez pas…, ordonna Lan en dégainant son épée. (Avant le départ, il avait enfilé sa tunique gris et vert composée de plates de fer, et il portait désormais des gantelets de combat.) Restez près de Moiraine Sedai !

Le Champion orienta son cheval dans la direction opposée à celle où se dressait l’arbre chasseur. Avec sa cape aux couleurs fluctuantes, il ne tarda pas à sortir du champ de vision de ses amis.

— Regroupez-vous autour d’Aldieb, dit très calmement Moiraine. Et restez aussi près que possible de moi tout au long du chemin.

Un rugissement monta de l’endroit que Lan était parti explorer. Puissant et impérieux, ce cri fit bruire les feuilles et ébranla le tronc des arbres les plus faibles.

— Lan…, gémit Nynaeve, il…

L’horrible hurlement retentit de nouveau, forçant la Sage-Dame au silence. Désormais, en plus d’exprimer de la souffrance, l’appel déchirant charriait un sentiment nouveau : la peur à l’état brut.

Puis le silence revint aussi vite qu’il était parti.

— Lan est assez grand pour s’occuper de lui-même, dit Moiraine à la Sage-Dame. Avance, Nynaeve !

Le Champion jaillit soudain de l’ombre des arbres, tenant son épée à bonne distance de son corps et du flanc de sa monture. Du sang noir souillait la lame et une fumée âcre s’en élevait. Très calme, Lan sortit un chiffon de ses sacoches de selle, essuya la lame sur toute sa longueur et l’étudia attentivement. Quand il fut certain qu’il ne restait pas de souillure, Lan lâcha le chiffon, qui se volatilisa avant même d’avoir touché le sol.

Dans un parfait silence, une créature immense jaillit à son tour des arbres. Le Champion fit volter Mandarb, afin qu’il puisse accueillir le monstrueux intrus avec une des ruades dont il avait le secret, mais le destrier n’eut jamais à porter le premier coup de la contre-attaque.

La flèche décochée par Mat transperça l’œil unique de la créature tellement difforme qu’on voyait avant tout sa gueule répugnante généreusement garnie de crocs.

Battant des bras, le monstre s’écroula, raide mort.

En le dépassant, Rand ne put s’empêcher de baisser les yeux sur l’agresseur défunt. Le corps couvert de poils très longs, la créature avait une multitude de pattes qui venaient se souder selon des angles bizarres au corps de leur propriétaire. Celles qui s’accrochaient à son dos ne devaient pas être d’une grande utilité pour marcher, mais les griffes acérées qui les prolongeaient se révélaient sûrement précieuses quand il était question de déchiqueter une proie.

— Une bonne flèche, paysan, dit Lan, ses yeux se détachant déjà de la créature morte pour repérer de nouveaux dangers dans la forêt redevenue silencieuse.

— Ce monstre n’aurait pas dû approcher tant d’une Aes Sedai susceptible d’entrer en contact avec la Source Authentique, dit Moiraine.

— Agelmar a dit que la Flétrissure « s’agite », rappela Lan. Peut-être parce qu’elle sait qu’un Lacis est en cours de tissage sur la Trame.

— Au galop ! cria Moiraine en talonnant sa jument. Il faut traverser les passes le plus vite possible.

À l’instant même où Moiraine lançait cet ordre, la Flétrissure se déchaîna contre les voyageurs. Se fichant que l’Aes Sedai puisse entrer en contact avec la Source Authentique, les arbres se penchèrent en avant, tentant de se saisir de leurs proies.

Son épée se matérialisant dans sa main sans qu’il ait eu conscience de la dégainer, Rand frappa sans relâche et la lame au héron tailla impitoyablement les branches corrompues et maléfiques. Les moignons se retiraient avec des grincements très semblables à des cris, mais ils étaient aussitôt remplacés par une nouvelle horde de tentacules végétaux visant à s’enrouler autour du cou, des bras et de la taille de Rand.

Un rictus haineux sur les lèvres, le jeune berger invoqua le vide et le trouva presque aussitôt dans le sol dur comme la pierre de sa terre natale, le territoire de Deux-Rivières.

— Manetheren ! cria-t-il aux arbres, si fort que sa gorge lui fit mal. Manetheren ! Manetheren !

L’épée au héron sembla soudain frapper deux fois plus vite et deux fois plus fort.

Dressé sur ses étriers, Mat décochait flèche sur flèche aux créatures contrefaites qui jaillissaient d’entre les arbres et tentaient de déferler sur les voyageurs. Alors que ses cibles tombaient comme des mouches, mordant ou griffant la hampe des projectiles qui les tuaient, Mat lui aussi semblait plongé dans un lointain passé.

— Carai an Caldazar ! cria-t-il en armant son arc, la corde venant se plaquer contre sa joue. Carai an Ellisande ! Al Ellisande ! Mordero daghain pas duente cuebiyar ! Al Ellisande !

Perrin était également dressé sur ses étriers. Silencieux et sinistre, il avait pris la tête de la colonne et lui ouvrait un chemin à travers le rideau de végétation et de chair monstrueuse qui entendait lui barrer le passage. Les arbres et les monstres tombaient sous les coups précis de l’apprenti forgeron. Ses yeux jaunes brillants de férocité effrayant les agresseurs au moins autant que les sifflements mortels du tranchant de sa hache, Perrin ne se laissait arrêter par rien, forçant son cheval à avancer sans relâche.