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— Cet endroit, dit soudain une voix grave montant d’un bosquet, est toujours… là où il est. La seule chose qui change, c’est la localisation de ceux qui ont besoin de lui.

Un géant sortit du couvert des arbres. Presque deux fois plus grand que Loial, cet être aux contours humains était entièrement composé de lianes, de vignes et de feuilles verdoyantes et pleines de vigueur.

Sa longue chevelure – de l’herbe printanière, bien entendu – cascadait sur ses épaules d’un vert plus sombre. En guise d’yeux, il arborait deux noisettes géantes et des glands tenaient lieu d’ongles à ses doigts. Vêtu d’une tunique et d’un pantalon composés de feuilles, il portait aux pieds une paire de bottes en écorce. Des papillons tournaient autour de lui, frôlant ses mains, ses épaules et son visage. Un seul détail détonnait dans toute cette verdoyante perfection. Une profonde fissure qui courait sur sa joue et sa tempe, atteignant le sommet de son crâne. Dans cette balafre, les vignes et les feuilles étaient jaunies et ratatinées.

— L’Homme Vert…, souffla Egwene.

L’être fabuleux sourit. Un instant, il sembla que les oiseaux chantaient plus fort.

— Bien entendu que c’est moi, qui d’autre vivrait ici ? (Les yeux-noisettes se posèrent sur Loial.) Je suis content de te voir, petit frère. Avant, beaucoup de tes semblables venaient me rendre visite, mais ils se font très rares, de nos jours.

Loial descendit de son gigantesque cheval et fit une profonde révérence.

— Te rencontrer est un honneur, Frère de l’Arbre. Tsingu ma choshih, Tingshen.

Toujours souriant, l’Homme Vert posa un bras sur les épaules de l’Ogier. À côté de Loial, on eût dit un homme près d’un petit garçon.

— Pas de protocole entre nous, petit frère… Nous chanterons ensemble les Chansons de l’Arbre en nous souvenant des bosquets et de la joie du Sanctuaire – sans céder pour autant au Mal du Pays. (L’Homme Vert étudia les autres voyageurs, qui mettaient pied à terre, et ses yeux s’attardèrent sur Perrin.) Un Frère du loup ! Les anciens temps reviendraient-ils pour de bon ?

Rand tourna la tête vers Perrin. Histoire de se dissimuler, ce dernier plaça son cheval entre l’Homme Vert et lui, puis il se pencha pour faire mine de vérifier le harnais de selle.

— Tu portes de bien étranges vêtements, Fils du Dragon ! lança soudain l’Homme Vert. (Saisi de stupeur, Rand mit un moment à comprendre que cette remarque s’adressait à lui.) La Roue a-t-elle tellement tourné ? Le Peuple du Dragon en est-il revenu au Premier Pacte ? Mais tu as une épée… C’est plus que déconcertant, je dois l’avouer…

Avant de pouvoir répondre, Rand dut s’humidifier les lèvres du bout de la langue.

— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler. Qu’est-ce que ça veut dire ?

L’Homme Vert toucha du bout des doigts sa balafre. Un instant, il sembla totalement perdu.

— Je… eh bien, je n’en sais rien. Mes souvenirs sont confus et ce qu’il en reste est constellé de trous comme une feuille attaquée par des chenilles. Pourtant, je suis sûr que… Non, ça ne me revient pas ! Mais tu es le bienvenu ici, mon garçon. Quant à toi, Moiraine Sedai, je suis très surpris de te voir. Lorsque cet endroit fut conçu, on fit en sorte que personne ne puisse le trouver deux fois. Comment as-tu fait pour revenir  ?

— Le besoin et la nécessité, répondit Moiraine. Mon besoin et celui du monde – surtout celui du monde, en réalité. Nous sommes venus voir l’Œil…

— Ainsi, ça recommence, soupira l’Homme Vert. Ce souvenir-là est intact dans ma tête ! Le Ténébreux frémit… Je redoutais que ça se produise. Chaque nouvelle année, la Flétrissure tente d’envahir mon domaine. Ses assauts sont de plus en plus violents et cette année la bataille fut plus difficile et plus cruelle que jamais. Venez, je vais vous conduire…

50

Réunions devant l’Œil du Monde

Tenant Rouquin par la bride, Rand suivit l’Homme Vert en compagnie de ses amis de Champ d’Emond. Comme lui, tous semblaient avoir du mal à décider s’ils devaient regarder la forêt ou l’être légendaire.

L’Homme Vert était un personnage fabuleux, bien entendu, et, à Deux-Rivières, il n’était pas rare, lors des veillées, qu’on raconte à son sujet des histoires davantage destinées aux adultes qu’aux enfants. Mais au sortir de la Flétrissure, le paysage enchanteur aurait été une merveille même si le reste du monde n’avait pas souffert des rigueurs d’un éternel hiver.

Perrin traînait quelques pas en arrière. Quand Rand se retournait pour le regarder, il lui découvrait un visage fermé qui n’augurait rien de bon. Comme si l’apprenti forgeron avait décidé de ne plus rien écouter de ce que dirait l’Homme Vert.

En toute franchise, Rand pouvait comprendre cette réaction.

Fils du Dragon, moi !

Devant le petit groupe de « péquenots », le géant à demi végétal marchait en compagnie de Moiraine et de Lan. Ne le quittant jamais, les papillons lui composaient une étrange aura rouge et jaune.

Qu’a-t-il voulu dire, tout à l’heure ? Non, je ne veux pas le savoir !

Malgré cette contrariété, Rand marchait d’un pas plus léger et son estomac se dénouait enfin. Il lui restait bien encore un sentiment bizarre, mais rien de semblable à la peur panique qu’il éprouvait un peu plus tôt. Avec la Flétrissure à quelques milliers de pas, il paraissait utopique d’attendre mieux que ce soulagement partiel, même si Moiraine n’avait pas menti au sujet de l’inviolabilité des lieux. Rien de ce qui grouillait dans la Flétrissure ne pouvait s’y introduire. Et, au moment précis où il entrait dans le « jardin » de l’Homme Vert, Rand avait cessé de souffrir à cause des milliers d’épingles qui lui transperçaient jusqu’à la moelle des os.

C’est l’œuvre de l’Homme Vert, pensa Rand. Je ne souffre plus grâce à lui et à son fief mystérieux.

Rien qu’à les voir, le jeune homme aurait pu jurer qu’Egwene et Nynaeve éprouvaient la même quiétude que lui. Souriantes, les deux femmes caressaient des fleurs du bout des doigts et s’agenouillaient pour respirer à pleins poumons le parfum des plus séduisantes.

Quand il remarqua leur manège, l’Homme Vert déclara :

— Les fleurs sont faites pour décorer. Plantes ou humains, c’est la même chose : aucun problème, tant qu’on n’en prend pas trop !

Il entreprit de faire une cueillette, prélevant de-ci de-là un ou deux spécimens de chaque fleur. Très vite, Nynaeve et Egwene portèrent autour de la tête une couronne de fleurs composée de roses sauvages, de trompettes-d’or et d’étoiles du matin blanches. La natte de la Sage-Dame fut également piquée de fleurs et, pour Moiraine, l’Homme Vert improvisa un diadème d’étoiles du matin si habilement fait que les fleurs semblaient continuer à pousser.

Rand se demanda un moment si ce n’était pas le cas…

Tout en marchant et en faisant la conversation à Moiraine, l’Homme Vert s’occupait de son « jardin forestier ». Sans vraiment y penser, il intervenait partout où ça s’imposait. Son regard acéré ne ratait rien. Remarquant une branche tordue, sur un rosier sauvage – la pression d’une branche basse de pommier lourde de bourgeons –, il s’arrêta et, sans cesser de parler, se pencha pour passer les doigts sur la courbure. Voyant les épines s’écarter pour ne pas blesser les doigts végétaux du jardinier, Rand se demanda s’il n’était pas victime d’une hallucination. Quoi qu’il en soit, lorsque l’Homme Vert reprit son chemin, la branche du rosier sauvage, parfaitement redressée, parvenait à imposer ses fleurs rouges au milieu des bourgeons blancs de l’imposant pommier.