Un peu plus loin, l’Homme Vert s’accroupit pour voler au secours d’une minuscule graine promise à une triste fin sur un petit tas de cailloux. Quand il se redressa, une jeune pousse pointait au milieu des pierres, ses racines bien ancrées dans le sol nourricier.
— Toutes les plantes doivent pousser où elles sont, pour respecter la Trame et rester face à la Roue, dit l’Homme Vert, comme s’il cherchait à se justifier. Mais le Créateur n’interdit pas qu’on leur donne un petit coup de pouce…
Rand fit faire un détour à Rouquin afin qu’il n’écrase pas la jeune plante. S’épargner quelques pas supplémentaires ne semblait pas assez important pour détruire l’œuvre minutieuse de l’Homme Vert.
Egwene sourit à Rand – un de ses sourires si secrets – et lui tapota le bras. Elle était si jolie, avec ses cheveux défaits piquetés de fleurs, que le jeune berger lui rendit son sourire, la regardant dans les yeux jusqu’à ce qu’elle rosisse un peu et baisse la tête.
Je te protégerai, se jura Rand. Quoi qu’il arrive, je ferai en sorte que tu sois en sécurité.
Traversant son magnifique jardin, l’Homme Vert guida ses visiteurs jusqu’à une grande arche qui blessait le flanc d’une colline. C’était une structure très simple, avec pour toute décoration, sur la clé de voûte, un cercle divisé par une ligne sinueuse, une partie étant rugueuse et l’autre lisse.
L’antique symbole des Aes Sedai…
L’ouverture elle-même évoquait une bouche béant sur l’obscurité.
Un moment, les voyageurs contemplèrent l’arche en silence. Puis Moiraine retira son diadème de fleurs et le posa sur un buisson de groseilles, non loin de l’ouverture. Comme si ses gestes avaient été un signal, ses compagnons sortirent tous en même temps de leur mutisme.
— C’est là-dedans ? demanda Nynaeve. Ce que nous sommes venus chercher, je veux dire…
— J’aurais bien aimé voir l’Arbre de Vie, murmura Mat sans quitter des yeux le très ancien symbole, sur la clé de voûte. On pourra retarder un peu notre départ, pas vrai ?
L’Homme Vert dévisagea très bizarrement Rand, puis il secoua la tête.
— Avendesora n’est pas ici, dit-il. Voilà deux mille ans que je ne me suis plus reposé sous ses branches en bataille comme certaines chevelures.
— Nous ne sommes pas venus pour l’Arbre de Vie, rappela Moiraine. (Elle désigna l’arche.) Il faut entrer, à présent…
— Je ne vous accompagnerai pas, dit l’Homme Vert. (Autour de lui, les papillons s’agitaient comme s’il leur communiquait sa nervosité.) Voilà longtemps qu’on m’a chargé de veiller sur l’Œil du Monde, mais je n’ai jamais trop aimé m’en approcher. J’ai l’impression de me… désintégrer… parce que ma fin est liée à cet artefact. Je me souviens de sa création… Enfin, en partie… En partie… (Ses yeux-noisettes se perdirent dans le vague et il toucha distraitement sa cicatrice.) C’était le premier jour de la Dislocation du Monde, alors que l’euphorie de la victoire sur le Ténébreux se transformait en amertume, car il était devenu évident que tout serait bientôt impitoyablement écrasé par le poids des Ténèbres. Des hommes et des femmes s’unirent pour créer l’Œil du Monde. Ils étaient cent, très exactement. Les grandes réalisations des Aes Sedai étaient toujours faites ainsi, en unifiant le saidin et le saidar, comme est unifiée la Source Authentique elle-même. Ces cent-là moururent, afin d’assurer la pureté de leur création, tandis que le monde était disloqué tout autour d’eux. Conscients qu’ils ne survivraient pas, ils m’ont chargé de protéger leur œuvre de l’avidité des temps à venir. Je n’ai pas été conçu pour ça, mais le monde se déchirait de l’intérieur, et j’étais le seul recours de ces héros. Non, je n’étais pas conçu pour ça, mais j’ai quand même gardé la foi. (Il regarda Moiraine et hocha la tête.) Tant que c’était nécessaire, j’ai conservé la foi. Et maintenant, c’est terminé.
— Tu as mieux gardé la foi que nous, dit Moiraine, alors que nous t’avons confié la mission… Qui sait, les choses seront peut-être moins terribles que tu le crains ?
L’Homme Vert secoua lentement sa tête végétale balafrée.
— Je sais reconnaître la fin quand elle se profile, Aes Sedai… Je me trouverai un autre jardin… Oui, c’est ça, un autre endroit où veiller sur tout ce qui pousse. Quand vous ressortirez, nous parlerons de nouveau, s’il reste assez de temps…
Sur ces mots, l’Homme Vert s’éloigna avec sa traîne de papillons. Très vite, il se fondit dans la forêt, plus caméléon encore que la fabuleuse cape de Lan.
— Que voulait-il dire par : « S’il reste un peu de temps… » ? demanda Mat.
— Suivez-moi, éluda Moiraine.
Elle franchit l’arche, Lan sur les talons.
Alors qu’il leur emboîtait le pas, Rand aurait été incapable de dire à quoi il s’attendait. Tous ses poils se hérissèrent, comme s’il entrait dans le fief même du Ténébreux, mais il se retrouva dans un banal tunnel aux murs polis et à la voûte arrondie, comme l’arche, qui serpentait en pente descendante plutôt douce. Dans ce vaste et haut tunnel, Loial ne risquait pas de se cogner la tête et l’Homme Vert lui-même aurait pu avancer sans devoir se baisser. Le sol lisse et brillant donnait l’impression d’être glissant mais, en réalité, on y avançait d’un pas assuré. Les murs blancs sans joints visibles et veinés d’une multitude de taches colorées brillaient suffisamment pour garantir une bonne visibilité, même quand la lumière du jour ne parvint plus à s’enfoncer dans les entrailles de la colline. À coup sûr, cette lumière n’avait rien de naturel, mais elle ne représentait aucun danger, ça semblait évident.
Alors, pourquoi as-tu toujours la chair de poule ? se demanda Rand.
Le petit groupe continua à descendre.
— C’est là, dit soudain Moiraine. Juste devant nous.
Le couloir débouchait sur une vaste salle dotée d’un grand dôme d’où provenait l’essentiel de la lumière ambiante. Plissant les yeux, Rand vit que des éclats de cristal brillant étaient enchâssés dans la roche brute de la voûte, expliquant le phénomène. Un grand bassin occupait la totalité de l’espace, à part la promenade d’environ cinq pas de largeur qui permettait d’en faire le tour. Imitant à la perfection la forme ovale d’un œil, le bassin était bordé sur toute sa circonférence d’une bande presque plate de cristal qui produisait une lumière moins vive – mais pourtant plus aveuglante – que les cristaux du dôme.
Lisse comme du verre, l’onde rappelait celle de la Cascade à Vin, à Champ d’Emond. Baissant la tête, Rand eut le sentiment que son regard aurait pu atteindre le fond – s’il y en avait eu un.
— L’Œil du Monde, dit simplement Moiraine.
Alors qu’il admirait le spectacle, Rand nota que les trois mille ans écoulés depuis la création du gigantesque artefact avaient fait leur œuvre. Au plafond, les cristaux ne brillaient pas tous avec la même intensité. Alors que certains étaient très puissants, d’autres semblaient presque agonisants, d’autres encore clignotaient et les plus fatigués se contentaient simplement de refléter la lumière des autres. S’ils avaient tous été en bon état, la salle aurait été illuminée comme en plein jour. Là, on se serait plutôt cru en fin d’après-midi. Sur la promenade couverte de poussière, on distinguait des fragments de pierre et même des éclats de cristal. Tant d’années d’attente, tandis que la Roue tournait et érodait tout…
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Mat, mal à l’aise. Ça ne ressemble pas à de l’eau, pour sûr que non !