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Il flanqua un coup de pied dans un caillou noir de la taille de son poing, l’expédiant dans le bassin.

— C’est comme…, commença-t-il.

Il n’alla pas plus loin. Frappant la surface vitreuse, la pierre s’était ensuite enfoncée sans soulever l’ombre d’une éclaboussure ni rider l’eau si peu que ce soit. En sombrant, elle commença cependant à gonfler, atteignant la taille d’une tête humaine. Mais Rand la perdit de vue, car ce qui ne pouvait pas être de l’eau se referma sur la pierre, devenant opaque sur une petite surface d’environ trois pieds sur trois.

Puis tout fut comme avant, à part la peau de Rand, qui semblait vouloir s’arracher de ses muscles pour quitter au plus vite ce lieu maléfique.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il à son tour, surpris par le croassement qui sortit de sa gorge.

— On pourrait appeler cela l’essence même du saidin, répondit l’Aes Sedai, sa voix se répercutant dans toute la salle. Autrement dit, l’essence de la moitié masculine de la Source Authentique. Ou, encore, la pure essence du pouvoir dont disposaient les hommes avant l’Ère de la Folie. Le Pouvoir requis pour sceller la prison du Ténébreux ou au contraire en briser totalement les murs.

— Que la Lumière brille sur nous et nous protège…, murmura Nynaeve.

Egwene s’accrochait à la Sage-Dame comme si elle avait voulu se cacher derrière elle. Lan lui-même tressaillait nerveusement, même s’il n’y avait ni surprise ni angoisse dans son regard.

Quand ses omoplates percutèrent de la roche, Rand s’avisa qu’il avait reculé d’instinct jusqu’au mur, s’éloignant autant que possible de l’Œil du Monde. Et, s’il avait pu traverser la pierre, nul doute qu’il ne s’en serait pas privé. Mat s’était également plaqué contre le mur, se faisant aussi plat qu’il en était capable. Ses yeux jaunes brillant férocement, Perrin observait le bassin, sa hache déjà à moitié sortie.

— Je me suis toujours demandé ce qu’était la vraie nature de cet endroit…, murmura Loial. (Dans son cas, ça suffisait pour que tout le monde entende.) En lisant les vieux livres, je m’interrogeais. Qu’est-ce que c’est ? Et comment ce lieu a-t-il été créé ? Pour quelle raison, oui, pour quelle raison ?

— Nul ne le sait…, répondit Moiraine. (Elle ne regardait plus le bassin, mais étudiait d’un regard évaluateur Rand et ses deux amis.) Pourquoi et comment, c’est un mystère ! En revanche, on sait depuis toujours que le monde aura tôt ou tard besoin de cet Œil – un besoin impérieux plus fort que tout ce qui a pu exister de semblable par le passé. Et peut-être que tout ce qui existera dans l’avenir.

» À Tar Valon, beaucoup d’Aes Sedai ont tenté de trouver un moyen d’utiliser ce Pouvoir. Mais, pour une femme, il est aussi inaccessible que la lune pour un chat. Seul un homme pourrait le canaliser. L’ennui, c’est que le dernier Aes Sedai est mort il y a quelque trois mille ans. Oui, le besoin auquel pensaient les créateurs de l’Œil était impérieux et désespéré. Pour réussir, ils ont bravé la souillure jetée sur le saidin par le Ténébreux, et ils ont réussi à la conjurer, sachant qu’agir ainsi signait leur arrêt de mort à tous. L’union de tous les Aes Sedai, qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes… L’Homme Vert parlait d’or : les plus grandes réalisations de l’Âge des Légendes furent le fruit de l’union du saidin et du saidar.

» Toutes mes sœurs de Tar Valon et toutes celles des cours royales et des cités – et même celles qui vivent au-delà du désert, ou sur l’autre rive de l’océan d’Aryth, s’il y en a – seraient incapables de remplir une cuillère en utilisant ce Pouvoir. Parce qu’il leur manquerait des hommes pour les aider.

— Pourquoi nous avez-vous amenés ici ? croassa Rand.

— Parce que vous êtes ta’veren, répondit Moiraine, le visage de marbre. (Ses yeux brillants semblaient attirer Rand comme un aimant.) Parce que c’est ici que frappera le Ténébreux, qui doit être combattu et vaincu si nous voulons empêcher une nouvelle Invasion des Ténèbres. Il n’existe pas de besoin plus impérieux que celui-là. Mais puisqu’il est encore temps, retournons sous les rayons du soleil, mes amis !

Sans attendre de voir si on l’imitait, l’Aes Sedai s’engagea dans le couloir, Lan à ses côtés, mais pressant le pas d’une manière qui ne lui ressemblait pas vraiment.

Egwene et Nynaeve ne se firent pas prier pour suivre le mouvement.

Rand progressa le long du mur, car il aurait été incapable d’approcher du bassin, même d’un demi-pas, puis il s’engouffra dans le couloir en même temps que Mat et Perrin. Si ça n’avait pas impliqué de bousculer Nynaeve et Egwene, le jeune berger aurait couru à toutes jambes.

Même quand il fut revenu à la lumière du jour, il ne parvint pas à s’arrêter de trembler.

— Je n’aime pas ça, Moiraine ! cria Nynaeve dès que le soleil brilla de nouveau au-dessus de sa tête. Si je ne croyais pas que le danger est terrible, je ne serais pas venue, mais c’est…

— Je vous ai enfin trouvés ! lança soudain une voix.

Rand se retourna comme si on le tirait par une longe. Ce ton, cette manière de choisir ses mots… Un instant, il crut qu’il s’agissait de Ba’alzamon. Mais les deux hommes qui sortaient du couvert des arbres, le visage dissimulé dans les ombres de leur capuche, ne portaient pas une cape couleur du sang séché. L’un était en gris sombre, l’autre en vert foncé, et ils semblaient franchement « poussiéreux », même à l’air libre. Enfin, il ne s’agissait pas de Blafards, car leur cape battait au vent.

— Qui êtes-vous ? demanda Lan, la main sur la poignée de son épée. Comment êtes-vous arrivés ici ? Si vous cherchez l’Homme Vert…

— C’est lui qui nous a guidés…, dit l’homme en cape verte en désignant Mat.

La main pointée sur le jeune homme, presque trop parcheminée et trop ratatinée pour être encore humaine, était dépourvue d’ongles et les doigts aux phalanges atrophiées évoquaient des nœuds très serrés pressés les uns contre les autres sur un court morceau de corde.

Les yeux écarquillés, Mat recula d’un pas.

— Un vieil objet, un vieil ami et un vieil ennemi…, continua l’homme. Mais ce n’est pas lui qui nous intéresse…

Le type en cape grise semblait décidé à laisser parler son compagnon, comme s’il en était incapable lui-même.

Moiraine se redressa de toute sa hauteur. Alors qu’elle arrivait aux épaules du plus petit homme présent, elle sembla soudain aussi grande que les collines environnantes. Sa voix résonnant comme le tocsin, elle demanda :

— Qui êtes-vous ?

Les deux hommes abaissèrent leur capuche.

Rand ne put étouffer un petit cri.

Le plus vieux des inconnus, en cape verte, aurait fait passer Cenn Buie en personne pour un jouvenceau éclatant de santé. La peau qui recouvrait son crâne, tendue au maximum, était à la fois ridée et prête à craquer sous la pression des os. En guise de cheveux, le débris d’humanité arborait des touffes de poils jaunâtres parsemées au hasard sur son crâne couleur d’huile rance. Recroquevillées sur elles-mêmes, ses oreilles faisaient penser à deux morceaux de cuir râpé et desséché. Plus qu’enfoncés dans leurs orbites, les globes oculaires du sinistre personnage semblaient briller maladivement au fond d’un puits ou d’un tunnel.

Si incroyable que ça paraisse, l’autre homme était encore plus repoussant que son compagnon. Une cagoule lui couvrait entièrement la tête, et ce masque représentait le visage parfait d’un très jeune homme riant aux éclats – une hilarité de dément à jamais gravée dans le cuir épais de son masque.

Si l’autre ne craint pas de se montrer tel qu’il est, pensa Rand, à quoi doit ressembler celui-là ?