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La bouche sèche, Rand eut le sentiment que sa langue était aussi parcheminée que la peau du Rejeté. Ayant reculé jusqu’au bord du gouffre, il n’osait pas se retourner pour y jeter un coup d’œil, mais il entendait les cailloux que délogeaient ses bottes rebondir à l’infini contre la muraille de roche. Un faux pas, et il suivrait le même chemin…

Dire qu’il avait reculé sans s’en apercevoir ! À quelques pouces près, l’aventure aurait été finie. L’aventure, ou le cauchemar ?

Non, il doit y avoir un moyen d’échapper à Aginor. Une solution pour m’enfuir ! Une issue de secours !

Soudain, Rand sentit – puis vit – quelque chose qui existait et qui n’aurait pourtant pas dû être là. Quelque chose, en tout cas, qu’il n’aurait pas dû voir. Dans le dos d’Aginor, une corde brillante venait d’apparaître. Un cordon ombilical, plutôt. Blanc comme la lumière du soleil vue à travers un nuage immaculé, plus lourd que le bras d’un forgeron et plus léger que l’air, ce cordon connectait le Rejeté à quelque chose qu’il n’était pas possible de voir, de toucher ou d’atteindre. Avec chaque pulsation du cordon nourricier, Aginor gagnait en substance et en force, devenant un homme aussi grand et aussi costaud que Rand, au moins aussi dur que le Champion, et encore plus dangereux que la Flétrissure.

Sans ce cordon étincelant, comprit Rand, le Rejeté n’était rien. Il aurait pu ne pas exister sans que ça fasse l’ombre d’une différence. Le cordon était tout ! Et il fredonnait, s’adressant directement à l’âme de Rand.

Soudain, un fin tentacule en jaillit, fendit l’air et vint toucher le jeune berger, qui en cria de surprise. Investi par la Lumière, il sentit déferler en lui une vague de chaleur qui aurait dû le carboniser mais se contentait de le réchauffer, comme si elle le délivrait du froid de la tombe qui glaçait jusqu’à la moelle de ses os.

Le deuxième cordon commença à grossir.

Je dois m’enfuir !

— Non ! cria Aginor. Tu ne l’auras pas, parce qu’il est à moi !

Rand comprit que le Rejeté parlait du cordon nourricier.

Si le jeune homme ne bougea pas, et son adversaire non plus, l’affrontement fut aussi violent que s’ils s’étaient empoignés et roulés dans la poussière. De la sueur ruisselait sur le visage d’Aginor, qui ne ressemblait plus du tout à celui d’un vieillard. À présent, Rand se tenait en face d’un homme dans la force de l’âge et au sommet de sa forme.

Le cœur de Rand battait à l’unisson des pulsations du cordon, comme s’il s’était agi du rythme vital du monde. La Lumière l’envahissait, emplissant tout son être à l’exception d’un recoin où il restait un peu de place pour sa personnalité. Pour protéger ce noyau, le jeune berger l’enveloppa dans un cocon de vide.

M’enfuir !

— Non, il est à moi ! Et rien qu’à moi !

Une formidable chaleur montait en Rand – celle du soleil, rayonnante, et la terrifiante radiance de la Lumière elle-même.

M’enfuir !

Soudain, Rand al’Thor se retrouva très loin du sommet de la colline où il affrontait un Rejeté.

Tremblant à cause de l’impensable invasion de Lumière qu’il subissait, le jeune homme découvrit que son esprit ne fonctionnait pas bien. Aveuglé par la lumière et la chaleur, son cerveau ne réagissait pas. Au milieu du vide, la Lumière privait Rand de la vue, et il s’en pétrifia de stupéfaction.

S’ébrouant, il réussit à déterminer qu’il était au milieu d’un cercle de pics noirs déchiquetés qui ressemblaient aux crocs acérés du Ténébreux. Ce n’était pas une illusion, car il sentait le sol sous la semelle de ses bottes tandis qu’une brise glaciale lui cinglait le visage.

Une bataille faisait rage autour de lui – ou, pour être précis, la « queue » d’un affrontement particulièrement violent. Sur leur destrier caparaçonné, des hommes en armure, le métal naguère scintillant souillé de poussière, frappaient sans relâche des Trollocs ivres de sang armés de haches et d’épées recourbées.

Leur cheval mort, plusieurs braves se battaient à pied. Inversement, des montures privées de leur cavalier galopaient follement parmi les combattants. Des Blafards passaient tel un ouragan au milieu de la mêlée, leur cape noire immobile malgré les bourrasques de plus en plus fortes, et chaque coup porté par leur lame qui semblait dévorer la lumière prenait la vie d’un guerrier humain.

Le vacarme était épouvantable. Le bruit de l’acier qui percute l’acier, les cris et les grognements des hommes et des monstres occupés à s’entretuer, les hurlements de douleur des moribonds de chaque camp. Déjà déstabilisé par l’étrangeté de ce qui lui arrivait, le jeune berger se sentit pris à la gorge par la fureur ambiante.

Comme toujours dans les carnages, des étendards flottaient dans l’air saturé de poussière. Le Faucon Noir de Fal Dara, le Cerf Blanc du Shienar, et tant d’autres symboles immémoriaux… Bien entendu, les Trollocs aussi mouraient pour une bannière. Rien qu’autour de lui, Rand reconnut le crâne cornu des Dha’vols, le trident rouge sang des Ko’bals et le poing ganté de fer des Dhai’mons.

Et pourtant, c’était bien la queue de la bataille, ultime point de contact entre deux armées qui entendaient reculer suffisamment pour pouvoir se regrouper de manière efficace. Alors qu’ils échangeaient quelques coups sauvages avant de se précipiter chacun de leur côté de la passe, les guerriers des deux camps ne parurent même pas avoir remarqué la présence d’un intrus.

Rand se retrouva bientôt face à l’extrémité de la passe où les humains reformaient les rangs, des fanions rouges claquant au vent au-dessus de fers de lance acérés. Des blessés oscillaient sur leur selle, la plupart ne tombant pas par miracle, et les destriers sans cavalier semaient la panique un peu partout. Dans cet état, les défenseurs ne survivraient sûrement pas à un nouveau choc frontal. Pourtant, ils s’y préparaient, espérant sans doute périr au terme d’une charge héroïque.

Des guerriers avaient vu Rand, à présent. Se dressant sur leurs étriers, ils le désignaient du doigt et leurs cris parvenaient à peine à ses oreilles, comme s’ils avaient été très loin de lui.

Titubant un peu, Rand se retourna. Les forces du Ténébreux se réorganisaient à l’autre bout de la passe. Sur le versant de la montagne rendu plus noir encore par la multitude qui entendait écraser l’armée du Shienar, des milliers de Trollocs se tenaient en rangs serrés. Des dizaines de Blafards passaient en revue cette étrange force, terrorisant les monstres dès qu’ils les regardaient avec insistance. Au-dessus des troupes du Ténébreux, des Draghkars sillonnaient le ciel, hurlant leur défi au vent qui les rudoyait.

Quelques Demi-Humains, ayant repéré Rand, ordonnèrent à leurs Draghkars de se ruer vers lui. Aussitôt, les abominations volantes piquèrent sur l’humain tant détesté du Ténébreux. Deux, trois – non six ! – tueurs ailés qui piquaient sur le jeune homme.

Enveloppé d’une douce chaleur, Rand défia les monstres du regard. De là où il était, il voyait nettement les Draghkars : des visages caricaturalement humains, des yeux brillant de férocité et des corps ailés qui n’avaient pas le moindre lien avec l’humanité.

La chaleur dévastatrice ! La chaleur accablante !

Du ciel pourtant sans nuages jaillirent des éclairs éblouissants. Chacun foudroya en plein vol un des monstres volants, une pluie sanglante s’abattant sur la zone qui, pour l’instant, séparait les deux armées promises à s’étriper.