— Non, j’ai d’autres possibilités, répliqua Rand. C’est la Roue qui tisse la Trame, pas toi. N’ai-je pas échappé à tous les pièges que tu m’as tendus ? N’ai-je pas glissé entre les mains de tes Trollocs, de tes Blafards et de tes Suppôts ? Te pistant jusqu’ici, j’ai détruit ton armée en chemin. Ce n’est pas toi qui tisses la Trame.
Le feu niché dans les yeux de Ba’alzamon crépita de fureur. Alors que ses lèvres ne bougèrent pas, Rand crut entendre un juron sonore adressé à Aginor.
— Je peux lever d’autres armées, pauvre imbécile ! Des forces que tu ne peux même pas imaginer déferleront sur l’humanité. Et tu prétends m’avoir pisté ? Toi, le cafard caché sous une pierre, tu m’aurais traqué ? J’ai commencé à dessiner ton itinéraire le jour de ta naissance – un chemin qui devait te conduire au tombeau ou ici.
» Des Aielles autorisées à fuir, l’une survivant assez longtemps pour prononcer des paroles dont l’écho se répercutera au fil des ans… Jain l’Explorateur, un héros que j’ai fait passer pour un idiot avant de l’envoyer aux Ogiers, persuadé qu’il était libéré de mon influence. Les imbéciles de l’Ajah Noir grouillant comme des limaces tandis qu’elles te cherchaient à travers le monde. Je tire les ficelles et la Chaire d’Amyrlin danse en imaginant que c’est elle qui dirige le jeu…
Le vide vacilla. Sans tarder, Rand le stabilisa.
Il sait tout… Il peut avoir fait ce qu’il dit. Les choses peuvent être comme il les présente.
La Lumière enveloppa le vide, apaisa le doute qui se déchaînait en Rand jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que l’indestructible graine. Le jeune berger lutta, ignorant s’il désirait enterrer la graine ou la faire pousser. Une fois encore, le vide se stabilisa, plus petit qu’avant, mais permettant à Rand de flotter dans un bain de sérénité.
Ba’alzamon sembla n’avoir rien remarqué de tout ça.
— Que je te possède mort ou vif ne change rien, dit-il, sauf pour toi et pour la puissance dont tu aurais pu t’enivrer. Si tu ne me sers pas, ton âme le fera. Mais j’aimerais mieux qu’un vivant s’agenouille devant moi. Et j’ai tout fait pour qu’il en soit ainsi.
» Pourquoi ai-je envoyé un seul poing de Trollocs dans ton village, alors que j’aurais pu en mobiliser mille ? Et pourquoi as-tu dû affronter un seul Suppôt à la fois alors qu’une centaine aurait pu te surprendre dans ton sommeil ? Et toi, comme un parfait abruti, tu ne les as même pas tous identifiés, qu’ils t’aient suivi, qu’ils t’aient précédé ou qu’ils aient marché à tes côtés. Tu es à moi depuis toujours, comme un chien en laisse, et je t’ai attiré jusqu’ici pour que tu te couches aux pieds de ton maître. Si tu meurs, c’est ton âme qui le fera, voilà tout.
— Tu n’as aucun pouvoir sur moi, Ba’alzamon, et, mort ou vivant, je ne me prosternerai jamais devant toi.
— Regarde plutôt, susurra le démon.
Malgré sa volonté, Rand ne put s’empêcher de tourner la tête.
Il découvrit Egwene et Nynaeve, blêmes et terrorisées, des fleurs encore piquées dans les cheveux. Et une troisième femme, un peu plus âgée que la Sage-Dame. D’une parfaite beauté, les yeux gris, elle portait une robe typique de Deux-Rivières, le col brodé de grosses fleurs printanières.
— Maman ? souffla Rand.
La femme eut un sourire mélancolique – un sourire sans espoir.
— Non ! Ma mère est morte et les deux autres femmes sont en sécurité, très loin d’ici. Je nie jusqu’à ton existence !
Les contours d’Egwene et de Nynaeve se brouillèrent, puis elles disparurent comme une brume matinale qui se dissipe. Kari al’Thor resta là où elle était, les yeux écarquillés de frayeur.
— Celle-là, au moins, est à ma disposition, jubila Ba’alzamon.
— Je nie jusqu’à ton existence ! réussit à répéter Rand. Elle est morte, et hors de ton atteinte sous l’aile de la Lumière.
Les lèvres tremblant, des larmes ruisselant sur ses joues – chacune brûla Rand comme un acide –, Kari prit la parole :
— Le Seigneur de la Tombe est plus puissant qu’à une époque, mon fils. Son influence s’étend, vois-tu… Pour les âmes trop innocentes, la voix mielleuse du Père des Mensonges est terriblement dangereuse. Mon fils… Mon unique et précieux fils… Si c’était en mon pouvoir, je t’épargnerais, mais il est mon maître, désormais, et ses caprices sont la loi qui régit mon existence. Je dois lui obéir et m’humilier pour entrer dans ses bonnes grâces. Toi seul peux me libérer. Je t’en prie, mon fils, aide-moi ! Oui, aide-moi ! JE T’EN SUPPLIE !
Le cri de Kari s’étrangla dans sa gorge quand des Blafards se matérialisèrent autour d’elle, leur visage blanc et sans yeux révélé par leur capuche abaissée.
Les vêtements de Kari furent vite réduits en lambeaux par les mains exsangues des Myrddraals – des bourreaux munis de pinces, d’étaux et d’autres horribles instruments de torture qui piquèrent, brûlèrent et cinglèrent la chair nue de leur proie.
Kari cria de nouveau et ne s’arrêta plus.
Rand hurla avec elle. Dans son cocon de vide, ce qui était vraiment lui bouillonna. Son épée se matérialisa dans sa main, mais pas la lame au héron – non, une épée de lumière, ou peut-être même l’épée de la Lumière. Alors qu’il la levait, un éclair blanc aveuglant jaillit de la pointe, comme si l’arme avait décidé de se tendre vers sa cible. Le projectile lumineux percuta le Blafard le plus proche. À l’impact, une lumière incroyablement forte envahit toute la pièce, brillant à travers les Demi-Humains comme la flamme d’une bougie à travers une feuille de papier. Les consumant de l’intérieur, cette fournaise aveugla un instant Rand.
Au cœur du vortex lumineux, il entendit un murmure :
— Merci, mon fils… La Lumière… La Lumière bénie…
L’éclair mourut et Rand se retrouva seul dans la pièce avec Ba’alzamon. Les yeux brûlant comme la Fosse de la Perdition, le démon recula, se protégeant de la lame comme si elle était bel et bien la Lumière faite chair.
— Imbécile ! cria-t-il. Tu vas te détruire ! Tu ne peux pas manier cette arme. Il faut d’abord que je t’apprenne.
— C’est terminé, dit simplement Rand.
Avant d’abattre sa lame sur le cordon noir de son adversaire.
Ba’alzamon cria tandis que la lame fendait l’air en direction de sa cible. Il continua, beaucoup plus fort, quand l’épée de Lumière trancha net le cordon. Comme si celui-ci avait été sous tension, les deux morceaux se séparèrent avec une rare violence. La partie libre se replia comme un ressort dans le néant, hors de la pièce, et commença à se dessécher juste avant de disparaître. L’autre agit comme un élastique sur Ba’alzamon, le projetant contre la cheminée.
Les visages sculptés hurlèrent d’horreur, mais Rand crut entendre des rires sous cape au cœur de leurs lamentations.
Les murs de la pièce vibrèrent puis se fissurèrent. Le plancher s’affaissa et un gros fragment de pierre tomba du plafond.
Alors que tout s’écroulait autour de lui, Rand pointa sa lame sur le cœur de Ba’alzamon.
— C’est terminé ! répéta-t-il.
De la lumière fusa de la lame, explosant en une pluie d’étincelles brillantes comme des gouttes de métal en fusion. Sans cesser de crier, Ba’alzamon leva les bras pour se protéger. Dans ses yeux, les flammes se déchaînèrent, se joignant à celles qui dévoraient à présent les murs, le plancher, le plafond et les gravats qui en pleuvaient.
Rand sentit que son cordon de lumière devenait de plus en plus petit, seule la lueur finissant par subsister. Sans savoir exactement ce qu’il faisait, ni comment, il continua à lutter, avec en tête la seule idée qu’il fallait en finir.