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Oui, il faut que ça se termine !

Le feu envahit la pièce, se transformant en une unique flamme qui semblait solide. Dans ce feu purificateur, Ba’alzamon, son cri désormais hystérique, se ratatinait comme une feuille.

Rand eut l’impression que les hurlements d’agonie lui vrillaient jusqu’à la moelle des os.

D’un blanc immaculé, la flamme brilla bientôt plus fort que le soleil. Puis l’ultime lueur du cordon de Rand mourut et il se sentit sombrer dans un puits de ténèbres où le cri de Ba’alzamon, très vite, ne fut presque plus audible.

Quelque chose percuta le jeune berger, le vidant de toutes ses forces. Devenu une masse molle qui tremblait et hurlait parce que des flammes la dévoraient de l’intérieur, Rand sentit en même temps une vague de froid glacer jusqu’à son cœur.

52

Car il n’y a ni commencement ni fin…

Il prit tout d’abord conscience de la présence du soleil qui se déplaçait dans un ciel sans nuages, et sa vive lumière emplit aussitôt ses yeux qui refusaient de ciller. Les mouvements de l’astre diurne se produisaient par à-coups : une immobilité parfaite pendant une petite éternité, puis une soudaine avancée, en laissant dans son sillage une traîne de lumière, et une plongée brutale vers l’horizon qui entraînait parallèlement le déclin du jour.

De la lumière…

Eh bien, ça a sûrement un sens…

Et une pensée, maintenant ?

Je suis capable de penser… Et ce « je », c’est moi…

La douleur revint aussi. Le souvenir d’une fièvre brûlante, de spasmes si violents qu’ils l’avaient secoué comme une poupée de chiffon, lui laissant des courbatures partout. Et la puanteur… Une odeur de gras brûlé qui avait agressé ses narines, emplissant toute sa tête.

Malgré ses muscles à l’agonie, il se releva, se mettant à quatre pattes. Sans vraiment comprendre, il regarda le tapis de cendres huileuses où il avait été allongé – des cendres éparpillées sur tout le sol du sommet de la falaise, la roche quasiment repeinte en noir. Des lambeaux de tissu vert foncé à demi carbonisés gisaient au milieu de ce tapis de désolation.

Aginor !

Un souvenir qui retourna l’estomac du jeune homme. Sans se relever, il épousseta frénétiquement ses vêtements et tenta de s’extraire des restes encore fumants du Rejeté. Essayant de ramper trop vite, il vacilla puis s’étala tête la première – juste à temps, car il était au bord du gouffre, l’à-pic exerçant sur lui une étrange fascination qui lui donna le tournis. La tête baissée, il vomit dans l’abîme.

Effrayé à l’idée de basculer dans le vide, il recula sur le ventre jusqu’à se sentir reposer entièrement sur de la bonne vieille roche. Là, il se tourna sur le dos et inspira à fond le temps d’avoir repris un peu son souffle. Puis il dégaina maladroitement son épée. Du tissu rouge qui l’enveloppait, ainsi que le fourreau, il ne restait plus que quelques cendres.

La lame était ornée d’un héron, constata-t-il en la levant péniblement devant ses yeux.

Une épée au héron ? Oui, mon père, Tam…

Une lame en acier, tout bêtement.

Il eut besoin de trois essais pour la rengainer.

C’était autre chose… Ou il y avait une autre épée…

— Mon nom est Rand al’Thor… (Ces quelques mots ranimèrent d’autres souvenirs.) Le Ténébreux… Le Ténébreux est mort. (Dans ce cas, nul besoin d’être prudent.) Shai’tan est mort !

Le monde tanguait comme le pont d’un navire, mais Rand n’y prêta pas attention, car des larmes de joie lui montaient aux yeux.

— Shai’tan est mort ! (Un autre souvenir lui revint alors qu’il riait aux éclats.) Egwene !

Ce nom était très important, mais…

Rand se redressa tant bien que mal, tituba comme un saule malmené par une tempête, et marcha sur les restes d’Aginor sans même leur accorder un regard.

Ça n’a plus aucune importance.

Se laissant glisser plus qu’autre chose, Rand négocia plutôt douloureusement la partie la plus raide de la descente. Quand il atteignit un sol raisonnablement plat, ses courbatures et ses contusions lui faisaient deux fois plus mal. Malgré tout, il trouva la force de se relever.

Egwene !

Il accéléra le pas, une grotesque imitation de la course, soulevant des gerbes de feuilles et de pétales de fleurs.

Je dois la trouver ! Mais qui est-elle ?

Ses bras et ses jambes refusant de lui obéir – on eût dit qu’ils oscillaient au vent, comme de très longs brins d’herbe –, il arrêta sa course contre un arbre et le choc lui arracha un gémissement. Tandis qu’il pressait son visage contre l’écorce, accroché à la seule chose au monde qui pourrait l’empêcher de tomber, des feuilles se détachèrent des branches et terminèrent leur course sur sa tête.

Egwene !

Rand s’écarta du tronc et reprit son chemin. Ses jambes menacèrent de le trahir encore, mais il parvint à leur imposer sa volonté. Lancé à une vitesse déraisonnable, chaque pas risquant de se terminer par une chute très dangereuse, le jeune berger avança comme un funambule sur sa corde raide.

Puis le mouvement finit par rétablir le lien qui unissait d’habitude son cerveau et ses membres. Mieux coordonné, désormais, il déboula dans la clairière où se dressait le chêne géant qui surmontait la tombe de l’Homme Vert. Il repéra tout de suite l’arche de pierre marquée du symbole des Aes Sedai et vit également la fosse noircie où Aginor avait failli succomber aux assauts du feu et du vent.

— Egwene, où es-tu ?

Une très jolie fille agenouillée devant le chêne leva sa tête à la chevelure piquetée de fleurs et de petites feuilles. Très mince et dans sa prime jeunesse, elle paraissait effrayée.

C’est elle, bien entendu… Voilà qui elle est.

Deux autres femmes étaient présentes. La première, le regard hanté, arborait une longue natte à laquelle restaient accrochées quelques étoiles du matin blanches. La seconde gisait sur le sol, la tête reposant sur des capes pliées. Son propre vêtement de voyage, entrouvert, laissait apercevoir une robe en lambeaux. Sa tenue roussie et déchirée, la jeune femme était d’une pâleur de cire, mais elle avait les yeux ouverts.

Moiraine… Oui, l’Aes Sedai… Et l’autre est notre Sage-Dame, Nynaeve…

Les trois femmes dévisageaient Rand, les yeux ronds.

— Tu vas bien, pas vrai ? Egwene, il ne t’a pas fait de mal ?

Le jeune homme marchait d’un pas assuré, désormais. Voir son amie lui avait fait oublier ses plaies et ses bosses, mais il ne fut cependant pas fâché de s’asseoir en tailleur sur le sol à côté des trois femmes.

— Il ne m’a rien fait, répondit Egwene. Je ne l’ai même plus vu après que… Mais toi, Rand, comment vas-tu ?

— Je n’ai pas à me plaindre…

Souriant, le jeune homme caressa du bout des doigts la joue de son amie. Était-ce un tour de son imagination, ou avait-elle vraiment eu comme un mouvement de recul ?

— Un peu de repos, et je serai comme neuf ! Nynaeve ? Moiraine Sedai ?

Ces noms sonnaient curieusement, comme si Rand les prononçait pour la première fois.

Sur son jeune visage, les yeux de la Sage-Dame, avec leur antique sérénité, faisaient un contraste surprenant.

— Eh bien, ça peut aller, dit-elle. Rien de grave. Moiraine est la seule… la seule d’entre nous vraiment blessée.

— C’est ma fierté, surtout, qui est blessée, dit l’Aes Sedai, agacée, en tirant sur sa cape pour dissimuler la robe déchirée.