Moiraine avait l’air d’être malade depuis très longtemps, ou d’avoir manqué mourir d’épuisement, mais ses yeux, bien que cernés, conservaient toute leur vivacité et brillaient de pouvoir.
— Aginor a été surpris et furieux que je réussisse à le retenir si longtemps mais, une fois libre, il n’a heureusement pas eu de temps à me consacrer. Je suis étonnée de m’en être si bien sortie. Durant l’Âge des Légendes, ce Rejeté était presque aussi puissant que Fléau de sa Lignée et Ishamael.
— Le Ténébreux et tous les Rejetés, cita Egwene d’une voix tremblante, sont emprisonnés au mont Shayol Ghul, où le Créateur les a…
Elle s’interrompit, frissonnant de terreur rétrospective.
— Aginor et Balthamel devaient être piégés près de la surface, dit Moiraine, agacée comme si elle en avait assez de répéter sans cesse les mêmes explications. Le sceau qui ferme la prison du Ténébreux a dû s’affaiblir assez pour qu’ils se libèrent. Réjouissons-nous que les autres Rejetés n’aient pas pu les imiter. Sinon, nous les aurions vus ici…
— Ce n’est plus important, dit Rand. Aginor et Balthamel sont morts, et il en va de même pour Shai’…
— Le Ténébreux ! coupa Moiraine. (Blessée ou non, elle conservait toute son autorité.) Il vaut mieux continuer de l’appeler ainsi. Ou Ba’alzamon, à la rigueur…
— Comme vous voulez… Mais il est mort. Je l’ai tué avec…
Le souvenir revint, et Rand crut que ses genoux allaient se dérober.
Le Pouvoir de l’Unique ! J’ai utilisé le Pouvoir de l’Unique. Mais aucun homme ne peut…
La bouche soudain très sèche, Rand frissonna quand une série de bourrasques glacées firent voler des feuilles mortes autour de lui. Un vent froid, vraiment, mais beaucoup moins que son pauvre cœur.
Les trois femmes le regardaient sans broncher. Quand il tendit une main vers elle, Egwene recula – et cette fois, pas de doute, son imagination n’y était pour rien.
— Egwene ? souffla-t-il.
Elle détourna la tête et il laissa retomber sa main.
Sans crier gare, la jeune fille se jeta dans ses bras, enfouissant la tête dans son cou.
— Je suis désolée, Rand… Désolée ! Pour moi, ça ne change rien… Non, rien du tout…
Sentant qu’elle pleurait, Rand tapota la tête de son amie tout en interrogeant du regard les deux autres femmes.
— La Roue tisse comme elle l’entend, dit Nynaeve, mais ça ne t’empêchera pas d’être toujours Rand al’Thor, un garçon de Champ d’Emond. Cela dit, que la Lumière nous aide, tu es bien trop dangereux pour nous !
Rand se détourna de la Sage-Dame. L’air triste, elle semblait avoir abandonné tout espoir le concernant. Et ce n’était pas agréable…
— Que s’est-il passé ? demanda Moiraine. Je veux tous les détails.
Malgré lui, Rand obéit. Il aurait voulu abréger et fuir l’Aes Sedai, mais son regard de fer l’en empêchait. Impitoyable, elle le força à tout raconter. Quand il en arriva à Kari al’Thor, le jeune homme ne put retenir ses larmes.
— Ma mère, il détenait ma mère !
Nynaeve sembla comprendre – et peut-être même compatir. Insensible, l’Aes Sedai le força à raconter la suite : l’épée de la Lumière, le cordon coupé, les flammes qui avaient consumé Ba’alzamon…
Egwene serra plus fort son ami, comme si elle voulait l’arracher à ses souvenirs.
— Mais ce n’était pas moi, conclut-il. La Lumière tirait les ficelles. Je n’ai pas vraiment agi. Ça ne fait pas une grosse différence ?
— Je m’en doutais depuis le début, dit Moiraine, mais les soupçons ne sont pas des preuves. Après que je t’ai donné le talisman, la pièce de monnaie, tu aurais dû m’obéir aveuglément, mais tu continuais de résister, de poser des questions… C’était un indice, mais pas suffisant. Le sang de Manetheren a toujours été rebelle, et plus encore après la mort d’Aemon et le désespoir d’Eldrene. Plus tard, il y a eu Bela…
— Bela ? répéta Rand.
La jument infatigable…
— Bela, oui… À Colline de la Garde, elle n’a pas eu besoin que je la débarrasse de sa fatigue. Cette nuit-là, elle aurait été capable de semer Mandarb. J’aurais dû penser à sa cavalière ! Avec des Trollocs à nos trousses, un Draghkar au-dessus de nos têtes et un Myrddraal la Lumière seule savait où, tu redoutais terriblement qu’Egwene reste en arrière. Désirant quelque chose comme jamais dans ta vie – faire de Bela l’égale d’un destrier, pour qu’elle sauve ton amie –, tu t’es tourné vers la seule force capable d’accomplir ce miracle. Le saidin…
Rand frissonna, glacé jusqu’aux os.
— Si je ne recommence jamais, dit-il, est-ce que… ?
Il ne put pas aller plus loin. Éviterait-il la folie ? Épargnerait-il aux gens et aux royaumes d’y sombrer avec lui ? Ou serait-il condamné à mourir en pourrissant lentement de l’intérieur ?
— C’est possible…, dit Moiraine. Ce serait plus facile si quelqu’un te formait, mais je crois que c’est faisable, au prix d’un effort surhumain, cependant…
— Vous pouvez m’apprendre ? N’est-ce pas ?
L’Aes Sedai secoua la tête.
— Un chat peut-il apprendre à un chien l’art de monter aux arbres ? Un poisson peut-il apprendre à nager à un oiseau ? Je sais tout ce qu’il faut savoir du saidar, mais le saidin m’est totalement étranger. Les hommes qui auraient pu t’aider sont morts il y a trois mille ans. Mais tu es peut-être assez têtu, au fond. Si ta volonté est assez forte…
Egwene s’écarta un peu et s’essuya les yeux du revers de la main. Elle parut sur le point de parler mais, quand elle ouvrit la bouche, pas un son n’en sortit.
Au moins, elle ne me fuit plus et elle peut me regarder sans crier de terreur…
— Et les autres ? demanda Rand.
— Lan les a amenés dans la grotte…, répondit Nynaeve. L’Œil a disparu, mais quelque chose le remplace, au milieu du bassin. Une colonne de cristal, avec un escalier permettant de l’atteindre. Mat et Perrin voulaient d’abord te chercher, et Loial aussi, mais Moiraine a dit…
Nynaeve regarda l’Aes Sedai, troublée d’avoir mentionné son nom tout naturellement. Moiraine ne broncha pas, fidèle à elle-même.
— Elle a dit qu’il ne fallait pas te déranger pendant que tu…
Rand sentit sa gorge se serrer au point que respirer devint difficile.
Mes amis vont-ils se détourner, comme Egwene ? Vont-ils crier, et fuir comme si j’étais devenu un Blafard ?
— L’Œil du Monde contenait une fabuleuse réserve de Pouvoir, dit Moiraine. Même durant l’Âge des Légendes, peu de gens auraient pu le canaliser sans être détruits. Très peu, en vérité…
— Vous l’avez dit à mes amis ? Si tout le monde le sait…
— Je n’ai parlé qu’à Lan… Il devait le savoir. Quant à Egwene et Nynaeve, si on considère ce qu’elles sont et ce qu’elles vont devenir, elles ne pouvaient pas rester dans l’ignorance. Les autres n’ont aucun besoin d’être informés…
— Pourquoi donc ? croassa Rand. Vous allez vouloir m’apaiser, je suppose ? C’est bien ce que font les Aes Sedai aux hommes capables d’utiliser le Pouvoir ? Elles les transforment, afin qu’ils perdent ce don. Pour leur bien, paraît-il… Selon Thom, les hommes « apaisés » meurent parce qu’ils perdent toute envie de vivre. Pourquoi n’êtes-vous pas déjà en train de me parler de Tar Valon, où vous me conduirez pour me sauver de moi-même ?
— Tu es ta’veren, répondit l’Aes Sedai. La Trame n’en a peut-être pas encore fini avec toi.
Rand se redressa de toute sa hauteur.
— Dans les cauchemars, Ba’alzamon affirmait que Tar Valon et la Chaire d’Amyrlin tenteraient de m’utiliser. Il a cité des noms dont je me souviens, à présent… Davian, Yurian Arc-de-Pierre, Guaire Amalasan, Raolin Noir-Fléau et Logain…