Le dernier nom fut le plus difficile à prononcer. Alors qu’Egwene et Nynaeve blêmissaient, Rand continua, impitoyable :
— Tous des faux Dragons ! N’essayez pas de le nier. Eh bien, je ne subirai pas le même sort. Moi, je n’ai rien d’un outil qu’on jette une fois qu’il est usé !
— Un outil conçu pour accomplir un travail n’est pas déprécié quand on s’en sert pour cette tâche précise, dit Moiraine, inflexible. Mais un homme qui croit le Père des Mensonges se dévalorise tout seul. Tu ne veux pas être exploité, et tu te laisses manipuler par le Ténébreux ? Comme un vulgaire chien de chasse lancé aux trousses d’un lapin ?
Les poings serrés, Rand détourna le regard. Ces propos lui rappelaient trop ceux que Ba’alzamon lui avait tenus.
— Je ne suis le chien de personne ! Vous m’entendez ? De personne ?
Loial et les autres apparaissant dans l’encadrement de l’arche, Rand se releva, les yeux rivés sur Moiraine.
— Ils ne sauront rien, dit l’Aes Sedai, tant que la Trame voudra bien qu’il en soit ainsi.
Les amis de Rand approchaient, précédés par Lan. L’air aussi dur que d’habitude, le Champion était pourtant dans un état lamentable. Un bandage de Nynaeve autour de la tête, il marchait avec une raideur qui n’avait rien de coutumier. Derrière lui, Loial portait un grand coffre en or délicatement sculpté et bardé d’argent. À part un Ogier, personne n’aurait pu soulever tout seul un objet pareil. Perrin serrait dans ses bras un gros ballot de tissu blanc et Mat, les mains en coupe, transportait ce qui semblait être des fragments de poterie.
— Tu es vivant, tout compte fait ! s’exclama-t-il. (Il se rembrunit aussitôt.) Moiraine a refusé que nous allions te chercher. D’abord, il fallait savoir où s’était caché le fichu Œil ! J’aurais désobéi, mais Egwene et Nynaeve se sont rangées de son côté et, à trois, elles m’ont presque jeté dans la caverne !
— Tu es là, Rand, dit Perrin, et pas trop mal en point, semble-t-il… (Ses yeux ne brillaient plus, mais ils restaient jaunes.) C’est tout ce qui compte. Tu es là, et nous en avons fini avec notre mission – quoi qu’elle ait pu être. Moiraine Sedai dit que c’est terminé et que nous pouvons rentrer chez nous. Rand, que la Lumière me brûle ! je meurs d’envie de retourner au bercail !
— Content de te voir vivant, berger, grogna Lan. Je t’ai vu te suspendre à ton épée, à peu de chose près… J’espère que tu apprendras à t’en servir, un jour ou l’autre…
Rand eut une bouffée d’affection pour le Champion. Il savait la vérité mais, en surface, il faisait comme si rien n’avait changé. Le connaissant, on pouvait se demander si quelque chose avait changé en profondeur, mais bon…
— Je dois dire, fit Loial en posant le coffre, que voyager avec des ta’veren est une expérience fascinante qui va bien au-delà de ce que j’attendais. (Les oreilles de l’Ogier frétillèrent.) Si ça devient plus fascinant encore, j’envisage de retourner dans mon Sanctuaire, de tout raconter à l’Ancien Haman et de ne plus jamais m’éloigner de mes livres. (L’Ogier eut un sourire qui lui fendit en deux le visage.) Content de te voir, Rand al’Thor ! Parmi mes trois compagnons, le Champion est le seul à s’intéresser aux livres, mais il ne desserre jamais les lèvres… Que t’est-il arrivé ? Nous avons filé dans la forêt et nous y sommes restés jusqu’à ce que Moiraine Sedai charge Lan de nous ramener. Mais elle nous a interdit de partir à ta recherche. Pourquoi t’es-tu absenté si longtemps ?
— J’ai couru comme un fou, mentit Rand, et j’ai fini par glisser sur une pierre. J’ai dévalé toute une colline sur le dos ! (Une affabulation qui expliquerait ses contusions.) Un choc m’a fait perdre conscience, et quand je me suis réveillé, eh bien, j’étais égaré. Il m’a fallu du temps pour vous retrouver. Je crois qu’Aginor est mort incinéré… J’ai trouvé des cendres, et les restes de sa cape…
Des mensonges ridicules ! Comment ses amis pouvaient-ils ne pas éclater de rire, demandant s’il les prenait pour des demeurés ? Mais ils avaient gobé toute une colonie de couleuvres et, maintenant, ils se massaient autour de Moiraine pour lui montrer leurs trouvailles.
— Aidez-moi à m’asseoir, dit l’Aes Sedai.
Egwene et Nynaeve la soulevèrent et la soutinrent, car elle ne serait pas restée assise seule.
— Comment ces objets pouvaient-ils être dans l’Œil ? demanda Mat. Surtout sans être détruits en même temps que lui ?
— Ils n’étaient pas entreposés là pour disparaître, répondit Moiraine.
Elle découragea les autres de l’interroger en fronçant les sourcils, puis s’empara des fragments noirs, blancs ou brillants que tenait Mat.
Rand les aurait sans hésiter jetés à la poubelle. Les disposant sur le sol, Moiraine reconstitua adroitement l’ancien symbole des Aes Sedai – la Flamme de Tar Valon unie au Croc du Dragon, un motif noir et l’autre blanc.
Un moment, l’Aes Sedai étudia le cercle de la taille d’une main d’homme, puis elle dégaina son couteau et le tendit à Lan en désignant le symbole.
Le Champion écarta les plus gros fragments, puis il leva l’arme et l’abattit de toutes ses forces. Une étincelle jaillit, le petit fragment visé vola dans les airs et la lame se brisa net avec un bruit sec.
Lan examina le moignon qui restait solidaire du manche, puis il le jeta au loin.
— Le meilleur acier de Tear, dit-il simplement.
Mat ramassa le fragment, grogna, et l’exhiba à la vue de tous. Il ne portait pas l’ombre d’une marque.
— Cuendillar, dit Moiraine. De la pierre-cœur. Depuis l’Âge des Légendes, plus personne n’a réussi à en fabriquer et, même en ce temps-là, on la réservait aux missions les plus importantes. Une fois créée, elle ne peut plus être brisée. Même la plus puissante Aes Sedai, aidée par un angreal extraordinaire, en serait incapable. Quand on dirige le Pouvoir – ou n’importe quelle autre force – contre une pierre-cœur, ça la rend encore plus solide.
— Alors… comment ? marmonna Mat en désignant les fragments épars sur le sol.
— C’était un des sept sceaux de la prison du Ténébreux, dit Moiraine.
Mat lâcha le fragment comme s’il était devenu brûlant. Un moment, les yeux de Perrin semblèrent vouloir briller de nouveau.
— Ce n’est plus important, dit Rand.
Ses amis le dévisagèrent comme s’il délirait, et il regretta d’avoir ouvert la bouche.
— Bien sûr, approuva Moiraine. (Mais elle ramassa les fragments et les rangea dans sa bourse.) Qu’on m’apporte le coffre !
Loial s’exécuta.
Le cube d’or et d’argent semblait inviolable, mais l’Aes Sedai, ses doigts courant sur les sculptures, ne tarda pas à le déverrouiller. Le couvercle se souleva tout seul, dévoilant un cor en or. Si brillant qu’il fût, l’instrument paraissait bien ordinaire, comparé au coffre. En guise d’ornement, il n’y avait qu’une ligne d’écriture, à la base du pavillon.
— Ce cor doit être apporté en Illian, dit l’Aes Sedai.
— L’Illian ? grogna Perrin. C’est presque au bord de la mer des Tempêtes, aussi loin de chez nous, mais au sud, que nous le sommes en ce moment.
— C’est le… le…, bafouilla Loial.
— Sais-tu lire l’ancienne langue ? lui demanda Moiraine.
Le voyant acquiescer, elle lui tendit l’instrument. Il s’en empara avec une grande révérence, plissa les yeux et suivit du bout d’un index la ligne d’écriture. Puis il releva la tête, les yeux ronds de stupeur.
— Tia mi aven Moridin isainde vadin, déclama-t-il. « Et le repos des morts sera troublé… »
— Le Cor de Valère, dit Lan, la voix tremblante.