Émerveillé, il ne parvenait pas à afficher son équanimité habituelle.
— Conçu pour réveiller les héros morts des Âges passés, souffla Nynaeve. Afin qu’ils combattent le Ténébreux.
— Que la Lumière me brûle ! s’exclama Mat.
Loial posa délicatement l’instrument dans son étui d’or.
— Je commence à m’interroger, avoua Moiraine. L’Œil existait pour répondre au besoin le plus urgent que pourrait avoir le monde. Mais l’avons-nous utilisé judicieusement ? Son but n’était-il pas de veiller sur ces trésors ? Qu’on me présente le troisième, vite !
Après les deux premiers artefacts, Rand comprit aisément la réticence de Perrin. Lan et Loial lui prirent le « ballot » et le déplièrent. Il se déploya aussitôt et flotta dans l’air, entre l’humain et l’Ogier, révélant qu’il s’agissait d’un grand étendard blanc.
Rand n’en crut pas ses yeux. L’ensemble paraissait être fait d’une seule pièce, sans coutures, ni teinture ni peinture. Un serpent géant aux écailles rouge et or occupait presque tout l’espace. Un reptile, certes, mais avec des pattes couvertes d’écailles, des pieds munis de cinq longues griffes dorées, et une grande tête à la crinière jaune et aux yeux plus brillants que le soleil. Avec le mouvement de l’étendard, le monstre de légende semblait bouger, ses écailles frémissantes de vie, et Rand aurait juré l’entendre rugir de défi.
— De quoi s’agit-il ? demanda-t-il.
Moiraine prit un peu de temps avant de répondre :
— L’étendard du Seigneur du Matin, lorsqu’il lança les forces de la Lumière à l’assaut de celles des Ténèbres. L’étendard de Lews Therin Telamon. Celui du Dragon en personne !
Loial faillit lâcher son extrémité du grand drapeau.
— Que la Lumière m’aveugle…, souffla Mat.
— Nous emporterons ces reliques, annonça Moiraine. Elles n’étaient pas ici par hasard, et je dois en apprendre plus. (Elle tapota sa bourse, faisant cliqueter les fragments de pierre-cœur.) Il est trop tard pour partir… Nous allons manger puis dormir, mais nous filerons dès les premières lueurs de l’aube. La Flétrissure nous encercle, et elle est plus puissante qu’au long de la frontière. Sans l’Homme Vert, ce refuge ne résistera pas longtemps. Egwene et Nynaeve, aidez-moi à me rallonger, il faut que je me repose.
Rand prit conscience de ce qui lui crevait les yeux, mais qu’il n’avait pas consciemment remarqué. Des feuilles mortes tombaient du chêne géant et le sol en était déjà jonché. Les fleurs perdaient leurs pétales et les buissons se ratatinaient. L’Homme Vert avait jusque-là tenu à distance la Flétrissure, mais elle prenait sa revanche.
— C’est terminé, n’est-ce pas ? demanda Rand à Moiraine. Fini et bien fini ?
L’Aes Sedai tourna la tête vers le jeune homme, le regard aussi profond que l’avait été l’Œil du Monde.
— Nous avons fait ce que nous étions venus faire, oui… à partir d’aujourd’hui, tu peux vivre ta vie telle que la Roue la tisse. Mange, repose-toi et rêve à ton foyer, Rand al’Thor.
53
La Roue tourne
L’aube se leva, révélant les dégâts qu’avait subis le jardin de l’Homme Vert. Le tapis de feuilles mortes était si épais, désormais, qu’on s’y enfonçait parfois jusqu’aux genoux. Presque toutes les fleurs avaient disparu, à part quelques héroïques survivantes qui s’accrochaient à la lisière de la clairière. En principe, il ne poussait pas grand-chose au pied d’un chêne, mais, là, un petit cercle d’herbe et de fleurs faisait comme une couronne au tronc qui se dressait sur la tombe de l’Homme Vert. L’arbre lui-même gardait une bonne moitié de ses feuilles, à savoir beaucoup plus que tous ceux qui l’entouraient, comme si quelque émanation de l’Homme Vert luttait encore pour préserver ce carré de nature épanouie.
La brise étant tombée, la chaleur redevenait accablante. Alors que les oiseaux ne chantaient plus, les papillons s’étaient tous volatilisés.
Dans un silence de mort, le petit groupe se préparait au départ.
Le cœur serré, Rand enfourcha Rouquin.
Ça ne devrait pas être ainsi… Par le sang et les cendres ! nous avons gagné !
— J’espère qu’il a trouvé le nouvel endroit qu’il cherchait, dit Egwene en grimpant sur le dos de Bela.
Une civière fabriquée par Lan était accrochée aux flancs de Bela et d’Aldieb, afin de transporter Moiraine. Nynaeve chevaucherait à côté, tenant les rênes de la jument blanche. Chaque fois que Lan la regardait, la Sage-Dame baissait les yeux. Comme par jeu, le Champion tournait la tête vers elle chaque fois qu’elle était susceptible de ne pas s’en apercevoir.
Mais ce n’était pas un jeu…
Bien entendu, personne ne jugea utile de demander de qui parlait Egwene.
— C’est injuste, dit Loial, les yeux rivés sur le chêne. (L’Ogier était seul à n’avoir pas encore enfourché sa monture.) Le Frère de l’Arbre ne doit pas succomber aux assauts de la Flétrissure. (Il tendit les rênes de son cheval géant à Rand.) Non, ce n’est pas juste !
Lan fit mine de parler tandis que l’Ogier avançait vers le chêne, mais Moiraine, de sa civière, leva une main pour lui intimer de se taire.
Loial s’agenouilla devant l’arbre, ferma les yeux et écarta les bras. Alors que les poils de ses oreilles se hérissaient, il inclina la tête vers le ciel et commença à chanter.
Des paroles ou simplement des notes ? Rand aurait été bien incapable de le dire. Avec la formidable voix de l’Ogier, on aurait juré que la terre elle-même chantait. Cela dit, les trilles des oiseaux retentirent de nouveau, la brise se leva et soupira d’aise et les battements d’ailes de papillons accompagnèrent la mélodie de Loial. Fasciné par la chanson, Rand eut l’impression qu’elle avait été très courte. Mais, quand il regarda le ciel, alors que l’Ogier se relevait, le soleil était déjà haut dans le ciel. Au début de la chanson, il émergeait à peine à l’horizon oriental…
Les feuilles qu’avait su préserver l’arbre semblaient plus vertes et les fleurs de la « couronne » s’étaient redressées, éclatant mélange de blanc et de pourpre. Le blanc pour les étoiles du matin, le pourpre pour les nids d’amour…
S’essuyant le front du revers de la main, Loial reprit les rênes de sa monture et soupira, comme s’il voulait s’excuser d’une si longue attente – et la justifier en même temps.
— Chanter n’avait jamais été si difficile… Je n’aurais pas réussi s’il ne restait pas ici quelque chose du Frère de l’Arbre. Mes Chansons des Arbres sont loin d’avoir le pouvoir qui était le sien…
Une fois en selle, l’Ogier regarda le chêne avec la satisfaction du devoir accompli.
— Ce petit espace résistera à la Flétrissure, qui ne s’emparera jamais du Frère de l’Arbre…
— Tu es un brave homme, Ogier, dit Lan.
— Je prendrai ce… lapsus… pour un compliment, Champion, mais j’ignore ce que l’Ancien Haman en penserait…
Ils avancèrent en file, sur un seul rang, Mat suivant le Champion – une position parfaite pour un archer. La hache posée en travers de sa selle, Perrin se chargea de l’arrière-garde. Au sommet de la première butte, la Flétrissure leur apparut dans toute sa sinistre laideur. Rand jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, mais le jardin de l’Homme Vert n’était plus en vue. Comme lors de leur arrivée, seule la Flétrissure était visible. Pourtant, à un moment, le jeune berger crut apercevoir la cime d’un grand chêne verdoyant. Mais l’image s’effaça, telle l’illusion qu’elle était peut-être.
Rand n’aurait pas été surpris qu’ils soient obligés de combattre pour sortir de la Flétrissure, comme à l’aller. Mais rien de fâcheux n’arriva dans l’immense étendue ravagée. Pas une seule branche ne frémit comme si elle voulait zébrer l’air comme la lanière d’un fouet, aucune créature ne hurla ni ne cria, que ce soit dans le lointain ou près des voyageurs. La Flétrissure semblait attendre en position couchée, mais pas pour bondir sur une proie. Après avoir encaissé un coup terrible, on eût dit qu’elle guettait le prochain. Même le soleil, beaucoup moins rouge, tentait de se faire oublier…