Quand ils abordèrent la constellation de lacs, l’astre diurne venait de dépasser son zénith. Lan ne s’approcha pas des étendues d’eau, évitant même de les regarder, mais ça n’empêcha pas Rand de trouver les sept tours plus grandes que la dernière fois. Il aurait juré que les sommets tronqués étaient moins près du sol et prolongés par des sortes de tourelles fantomatiques au-dessus desquelles flottaient des étendards à la gloire de la Grue Dorée. Pensant avoir la berlue, il cligna des yeux mais sa vision refusa de s’effacer complètement. Elle resta présente en demi-teinte jusqu’à ce que les lacs et les tours disparaissent dans l’immensité de la Flétrissure.
Un peu avant le coucher du soleil, le Champion choisit un site pour le camp. Avec l’aide de Nynaeve et d’Egwene, Moiraine disposa les protections requises. Avant de passer à l’action, elle chuchota quelques mots à l’oreille de ses deux compagnes. Nynaeve parut réticente ; pourtant, lorsque l’Aes Sedai ferma les yeux, elle consentit à l’imiter.
Mat et Perrin parurent stupéfiés par ce spectacle. Blasé, Rand se demanda comment on pouvait être si naïf.
Une Aes Sedai dort dans chaque femme, pensa-t-il amèrement. L’ennui, c’est qu’un Aes Sedai dort aussi en moi !
Cette idée des plus inconfortables l’incita à ne pas s’étendre sur le sujet.
— Pourquoi est-ce si différent ? demanda Perrin alors que la Sage-Dame et Egwene aidaient Moiraine à se coucher. La Flétrissure et tout le reste, je veux dire… On dirait que…
Il se tut, incapable de trouver ses mots.
— Nous avons frappé très violemment les Ténèbres, répondit Moiraine, et il leur faudra du temps pour se rétablir.
L’Aes Sedai s’étendit avec un petit gémissement de douleur.
— Qu’avons-nous fait ? demanda Mat.
— Dors, mon garçon… Nous ne sommes pas encore sortis de la Flétrissure…
Le lendemain matin, le paysage ne parut pas plus menaçant que la veille. Et, très logiquement, la Flétrissure commença à se dissiper à mesure qu’ils avançaient vers le sud. Les arbres ratatinés cédèrent la place à des troncs bien droits, la chaleur diminua et les maladies qui rongeaient les feuilles devinrent de moins en moins graves. Puis elles disparurent d’un seul coup. Soudain, la petite colonne se retrouva au milieu d’une forêt bourgeonnante, comme il se devait au printemps. Des plantes grimpantes coloraient désormais de vert les rochers et des tapis de fleurs sauvages s’étendaient là où il n’y avait, quelques jours plus tôt, que des carrés d’herbe brunâtre. Comme si la terre entière voulait ressembler au jardin de l’Homme Vert, le printemps déferlait tel un raz-de-marée, chassant impitoyablement l’hiver qui lui avait si longtemps barré la route.
Rand ne fut pas le seul à ne pas en croire ses yeux.
— Un coup puissant, vraiment, murmura Moiraine sur sa civière.
Alors que des rosiers sauvages bourgeonnaient autour des colonnes de pierre marquant la frontière, des soldats sortirent des tours de garde pour venir accueillir les voyageurs. Ces hommes débordaient de joie – un spectacle rare par les temps qui couraient – et leurs yeux brillaient d’émerveillement dès qu’ils se posaient sur la végétation luxuriante qu’ils foulaient très délicatement de leurs pieds chaussés de fer.
— La Lumière a terrassé les Ténèbres !
— Une grande victoire sur la brèche de Tarwin ! Des messagers nous ont annoncé un triomphe total !
— La Lumière nous accorde de nouveau sa bénédiction !
— Le roi Easar est grand dans la Lumière, répondit simplement Lan à tous ces cris enthousiastes.
Les soldats proposèrent de s’occuper de Moiraine – ou au moins de lui fournir une escorte – mais elle refusa tout en bloc. Même couchée sur une civière, l’Aes Sedai, toujours impressionnante, avait une aura d’autorité qui convainquit les guerriers de ne pas insister.
Alors que les voyageurs s’éloignaient, des rires joyeux retentirent un long moment dans leur dos.
En fin d’après-midi, ils atteignirent Fal Dara, où les célébrations battaient leur plein. Et ces festivités s’entendaient de loin, car il ne devait pas y avoir une seule cloche, un seul gong ou une unique clochette qui ne sonnât pas pour célébrer la victoire des lanciers du seigneur Agelmar.
Toutes les portes étaient grandes ouvertes et des soldats festoyaient dans les rues, des fleurs piquées entre les plates de leur armure et dans leur toupet martial. Les habitants n’étaient pas encore revenus de Fal Moran, mais les « vétérans » de la brèche étaient assez nombreux pour que leur liesse emplisse les rues.
— Nous avons gagné !
— Un miracle s’est produit sur la brèche ! L’Âge des Légendes est de retour.
— Le printemps ! cria un soldat aux tempes grisonnantes en jetant une couronne de fleurs blanches autour du cou de Rand. La Lumière consent une fois de plus à nous offrir le Renouveau !
Dès qu’ils surent que le petit groupe voulait rallier la citadelle, des soldats à l’armure fleurie l’entourèrent et lui ouvrirent un chemin au milieu des fêtards.
Ingtar fut le premier homme maussade que Rand vit ce jour-là.
— Je suis arrivé trop tard, confia-t-il à Lan. Par la Paix ! Une heure de moins, et j’aurais tout vu ! (Il se ressaisit, l’air un peu penaud.) Désolé, la déception me fait oublier mon devoir… Bienvenue, Bâtisseur, et à tous les autres aussi. Je suis soulagé que vous ayez survécu à votre passage dans la Flétrissure. Je vais faire venir une guérisseuse dans la chambre de Moiraine Sedai, et je préviendrai mon seigneur que…
— Non, je veux le voir tout de suite ! s’écria Moiraine. Conduis-nous à lui !
Ingtar voulut protester, mais le regard glacial de l’Aes Sedai l’en dissuada.
Agelmar était dans son bureau, où ses armes et son armure reposaient de nouveau sur leurs râteliers.
Le deuxième homme morose de la journée… Et son humeur ne s’améliora pas quand il vit Moiraine sur la civière que portaient des domestiques.
Sans lui laisser la possibilité de se rafraîchir un peu ni de voir une guérisseuse, les serviteurs en livrée noir et or déposèrent la jeune femme dans le bureau. Alors que Loial portait le coffre, les fragments du sceau reposaient toujours dans la bourse de Moiraine. L’étendard de Lews Therin Fléau de sa Lignée, en revanche, devait toujours être attaché à l’arrière de la selle d’Aldieb. Le garçon d’écurie avait reçu des instructions très précises : s’assurer que le précieux « ballot » soit mis en sécurité dans la chambre de l’Aes Sedai – et sans que quiconque l’ait déplié.
— Au nom de la Paix…, marmonna le seigneur de Fal Dara. Tu es blessée, Moiraine Sedai ? Ingtar, elle devrait être dans sa chambre, en compagnie d’une guérisseuse. Pourquoi as-tu manqué à tous tes devoirs ?
— Du calme, Agelmar, dit Moiraine. Ingtar s’est contenté de m’obéir. Je vais beaucoup mieux que tout le monde ici semble le croire !
L’Aes Sedai fit signe à deux servantes de l’installer sur un siège. Les braves femmes s’exclamèrent qu’elle était bien trop faible, qu’elle avait plutôt sa place dans un lit, et qu’il lui fallait d’urgence un bon bain chaud et des soins attentifs. Quand la malade les foudroya du regard, les deux domestiques oublièrent leur discours et s’empressèrent d’obéir.
Dès qu’elle fut assise, Moiraine les congédia sans trop d’aménité.