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— Je dois te parler, Agelmar !

Sur un signe de son seigneur, Ingtar fit sortir tous les serviteurs. Pendant l’opération, Agelmar dévisagea tous ses visiteurs, mais en insistant particulièrement sur Rand.

Il accorda aussi une attention soutenue à Loial et au coffre d’or.

— Si on en croit les rumeurs, dit Moiraine dès que la porte fut fermée, tu as remporté une grande victoire sur la brèche de Tarwin !

— Oui…, grommela le seigneur, décidément troublé. Oui et non, pour être franc. Les Blafards et les Trollocs ont péri jusqu’au dernier, mais nous ne nous sommes pratiquement pas battus. Mes hommes parlent d’un miracle. La terre a englouti les monstres, comme si les montagnes entendaient les digérer. Les quelques Draghkars survivants ont fui vers le nord, trop terrorisés pour tenter quelque chose.

— Un miracle, c’est vrai, dit Moiraine. Et, pour couronner le tout, voilà enfin le printemps !

— Un miracle, répéta Agelmar, dubitatif. Moiraine Sedai, mes hommes racontent des histoires fabuleuses. Sur la brèche, disent-ils, la Lumière s’est incarnée et a lutté pour les défendre. À les entendre, le Créateur lui-même est descendu sur terre pour frapper les Ténèbres. Mais moi, j’ai vu un homme ! Un homme en chair et en os dont les exploits ne devraient pas être possibles.

— La Roue tisse comme elle l’entend, seigneur…

— Si tu le dis, Moiraine Sedai.

— Et Padan Fain ? Il est toujours derrière les barreaux ? Dès que je serai reposée, il faudra que je l’interroge.

— Il est sous bonne garde, comme tu le désirais. La moitié du temps, il gémit comme un enfant. L’autre moitié, il donne des ordres à ses gardiens. Mais si tu me parlais plutôt de votre aventure, Moiraine Sedai ? Avez-vous trouvé l’Homme Vert ? Quand j’ai vu toute cette verdure, j’ai pensé qu’il ne devait pas être étranger à la floraison.

— Nous l’avons trouvé, dit l’Aes Sedai. Agelmar, l’Homme Vert est mort et l’Œil du Monde a disparu. Il n’y aura plus de quête conduite par de jeunes héros désireux de se couvrir de gloire.

Le seigneur ne cacha pas sa perplexité.

— Mort, l’Homme Vert ? Ce n’est pas… Ou alors, vous avez été vaincus ? Mais, dans ce cas, pourquoi le printemps est-il de retour ?

— Nous avons gagné, et la piteuse déroute de l’hiver en est la preuve. Mais l’ultime bataille reste encore à livrer, j’en ai peur. (Rand s’agita nerveusement, mais un regard glacial de Moiraine le pétrifia sur place.) La Flétrissure est toujours là et les forges de Thakan’dar fonctionnent encore dans les entrailles du mont Shayol Ghul. Il reste des légions de Myrddraals et des hordes de Trollocs. Ne pensez jamais que les Terres Frontalières peuvent relâcher leur vigilance.

— Loin de moi cette idée, Aes Sedai !

Moiraine fit signe à Loial de déposer le coffre à ses pieds.

Quand ce fut fait, elle l’ouvrit, révélant son contenu.

— Le Cor de Valère, dit-elle simplement.

Agelmar en cria de surprise et il passa à un souffle de tomber à genoux.

— Avec cet instrument, Moiraine Sedai, qu’importe le nombre de Blafards et de Trollocs qui reste ? Avec à nos côtés les héros de jadis revenus du tombeau, nous marcherons sur les Terres Dévastées et raserons le mont Shayol Ghul !

— Non ! cria Moiraine.

Agelmar en resta bouche bée de saisissement.

Mais l’Aes Sedai recouvra très vite son équanimité.

— Agelmar, je ne t’ai pas montré le cor pour ça, mais simplement afin que tu saches que nos forces, désormais, sont au moins égales à celles des Ténèbres. S’il faut encore se battre, nous ne serons pas désavantagés. Mais la place du cor n’est pas ici. Il doit être apporté en Illian. C’est là, s’il doit y avoir d’autres batailles, qu’il ralliera les forces de la Lumière. Je demande qu’une escorte composée de tes meilleurs hommes s’assure que l’artefact atteindra bien sa destination. Il y a encore des Suppôts des Ténèbres, des Blafards et des Trollocs. Ceux que le cor éveillera obéiront à quiconque en jouera. Il faut que l’instrument soit à Illian, la capitale du royaume.

— Il en sera fait selon ta volonté, Aes Sedai, promit Agelmar.

Mais, lorsque Moiraine referma le coffre, il blêmit comme un homme qu’on vient de priver de sa dernière occasion de contempler la Lumière.

Sept jours plus tard, les cloches sonnaient toujours à Fal Dara. Les habitants étant revenus de Fal Moran, ils ajoutaient leur liesse à celle des soldats – un joyeux vacarme qui arrivait aux oreilles de Rand jusque sur le grand balcon d’où il avait jeté un rapide coup d’œil aux jardins privés d’Agelmar. Tout refleurissait, certes, mais le printemps, au Shienar, restait beaucoup plus frais qu’à Deux-Rivières. Pourtant, de la sueur ruisselait sur la poitrine et les bras nus du jeune homme tandis qu’il maniait l’épée au héron. Immergé dans le vide de sa concentration, il lui semblait voir son propre corps de très loin.

Même coupé ainsi de presque tout, il se demandait à quoi auraient ressemblé les explosions de joie, en ville, si Moiraine avait bien voulu exhiber l’étendard qu’elle continuait à garder dans sa chambre.

— Bien, berger…, dit soudain Lan.

Adossé à la balustrade, les bras croisés, il supervisait d’un œil d’aigle l’entraînement de Rand.

— Tu t’en sors bien, mais n’y va pas trop fort quand même ! On ne devient pas maître escrimeur en quelques semaines.

Le vide se volatilisa comme une bulle qu’on crève.

— Je me fiche d’être un maître escrimeur !

— Ton arme est destinée à un expert, berger !

— Je veux simplement que mon père soit fier de moi.

Rand serra plus fort la poignée enveloppée de cuir rugueux.

Je veux simplement que Tam soit mon père !

— De toute façon, je n’ai pas « quelques semaines », dit Rand en rengainant l’arme.

— Tu n’as pas changé d’avis ?

— Pourquoi, je devrais ? (Lan ne broncha pas, comme si son visage n’était pas conçu pour exprimer des émotions.) Vous ne tenterez pas de m’arrêter, j’espère ? Ni Moiraine Sedai ?

— Tu peux vivre comme ça te chante, berger, ou comme t’y pousse la Trame. (Le Champion se redressa.) Je vais te laisser, à présent…

Le regardant s’éloigner, Rand vit qu’Egwene approchait.

— Changer d’avis à quel sujet, Rand ? demanda-t-elle.

Soudain glacé, Rand s’empara de sa chemise et de sa veste.

— Je m’en vais, Egwene.

— Où ?

— Quelque part… Je ne sais pas trop…

S’il évitait de croiser son regard, Rand ne pouvait s’empêcher de contempler la jeune fille. Des roses sauvages décoraient joyeusement la longue chevelure qui cascadait sur ses épaules. Selon la coutume au Shienar, tous les ourlets de la cape bleue d’Egwene étaient brodés de fleurs blanches. Quand elle la tenait fermée, comme en ce moment, à cause du froid, une ligne fleurie remontait jusqu’à son visage, comme pour souligner son exceptionnelle beauté. Avec sa peau d’un blanc laiteux et ses grands yeux noirs, la future Aes Sedai était à couper le souffle.

— Ce que je sais, reprit Rand, c’est que je pars…

— Je suis sûre que Moiraine Sedai n’aimera pas ça… Après ce que tu as fait, tu mérites une récompense.

— Moiraine n’a même plus conscience que j’existe ! J’ai accompli ma mission, et le reste ne l’intéresse pas. Quand je la croise, elle ne daigne même pas me parler. Non que j’aie recherché sa compagnie, mais on voit bien quand quelqu’un vous évite. Elle se fichera que je m’en aille, et si ça l’affectait par hasard, ça ne me ferait ni chaud ni froid.

— Rand, elle n’est pas tout à fait rétablie… Moi, je dois aller à Tar Valon, pour ma formation, et Nynaeve m’accompagnera. Mat a besoin d’être libéré de cette maudite dague, et Perrin veut voir Tar Valon avant de s’en aller pour… la Lumière seule sait où. Tu pourrais venir avec nous.