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Du nord au sud et de l’est à l’ouest, des bourrasques balayèrent les arbres comme de vulgaires brindilles. Rugissant comme des fauves, ces vents semblaient vouloir aider la montagne naissante à prendre de la hauteur.

Toujours plus de hauteur…

Puis la tempête cessa et l’air redevint doux et paisible comme un murmure.

Lews Therin Telamon n’était plus nulle part en vue. Là où il se tenait quelques instants plus tôt, un pic se dressait, tutoyant le ciel alors que de la lave se déversait toujours de son sommet tronqué. Détourné de son parcours rectiligne, le fleuve s’était séparé en deux, ses bras entourant une île tout en longueur. Alors que son ombre immense parvenait presque à atteindre cette bande de terre, le pic semblait vouloir recouvrir le paysage comme s’il était la main géante d’une sinistre prophétie. Un long moment durant, seules les plaintes indignées de la terre martyrisée troublèrent le silence.

Sur l’île, l’air ondula puis se solidifia. Les yeux levés vers le sommet du pic, l’homme en noir eut une grimace de mépris et de rage.

— Tu ne t’en tireras pas si facilement, Dragon ! Entre nous, rien n’est terminé, et il en sera ainsi jusqu’à la fin des temps.

Sur ces mots, Elan Morin Tedronai disparut, laissant seuls le pic, les deux bras du fleuve et l’île qu’ils entouraient.

Le début d’une longue attente…

« Alors les Ténèbres s’abattirent sur les terres et les pays furent brisés pierre après pierre. Les océans débordèrent, submergeant les montagnes, et les nations durent s’éparpiller aux huit coins du monde. La lune se transmua en sang et le soleil en cendres. Tandis que les océans bouillonnaient, les vivants commencèrent à envier les morts. Tout fut dévasté et perdu, à part les souvenirs, et, parmi eux, celui du fléau qui provoqua l’Invasion des Ténèbres et la Dislocation du Monde. Et celui-là, les hommes l’appelèrent Dragon. »

(Extrait d’Aleth nin Taerin alta Camora
La Dislocation du Monde
Auteur inconnu, Quatrième Âge)

« Et il advint en ces temps-là, comme il était déjà arrivé avant – et comme cela se produirait après –, que les Ténèbres s’étendirent sur les terres et écrasèrent le cœur de l’humanité. Alors, tout ce qui poussait se flétrit et l’espoir mourut. S’adressant au Créateur, les hommes et les femmes implorèrent : “Lumière des Cieux et du Monde, fais que le Promis naisse du pic, comme l’annoncent les prophéties, puisqu’il en fut ainsi dans les Âges passés et qu’il en ira de même dans ceux qui restent à venir. Fais que le Prince du Matin chante afin que tout ce qui pousse reprenne vigueur et que les vallées, à partir de ce jour, regorgent d’agneaux. Fais que le bras du Seigneur de l’Aube nous protège des Ténèbres, et que la grande épée de la justice nous défende. Ainsi, le Dragon volera de nouveau sur les courants du temps.” »

(Extrait de Charal Drianaan te Calamon
Le Cycle du Dragon
Auteur inconnu, Quatrième Âge)

1

Une route déserte

La Roue du Temps tourne et les Âges naissent et meurent, laissant dans leur sillage des souvenirs destinés à devenir des légendes. Puis les légendes se métamorphosent en mythes qui sombrent eux-mêmes dans l’oubli longtemps avant la renaissance de l’Âge qui leur donna le jour.

Au cœur d’un Âge nommé le Troisième par certains – une ère encore à venir et depuis longtemps révolue –, un vent se mit à souffler dans les montagnes de la Brume. Sans être le Début, car il n’y a ni commencement ni fin à la rotation de la Roue du Temps, ce vent était un début.

Ayant pris vie sous les pics éternellement couronnés de brume auxquels la chaîne devait son nom, il soufflait vers l’est, à travers les collines de Sable qui, avant la Dislocation du Monde, tenaient lieu de rivage à un grand océan. Au-delà, il balayait le territoire de Deux-Rivières puis s’engouffrait dans la forêt inhabituellement dense qu’on appelait le bois de l’Ouest.

Dans cette forêt, il fouettait cruellement les deux hommes qui avançaient avec une charrette et un cheval sur la piste rocheuse nommée la route de la Carrière. Alors que le printemps aurait dû être arrivé depuis un bon mois, ces bourrasques mordantes auguraient plutôt d’une tempête de neige.

Le vent s’engouffrait dans la cape ocre de Rand al’Thor, enroulant les pans autour de ses jambes avant de les projeter derrière lui comme une traîne. Agacé, Rand regrettait que la cape ne soit pas plus lourde et se morigénait de ne pas avoir pensé à enfiler une deuxième chemise. Une fois sur deux, lorsqu’il tentait de rabattre le vêtement sur son corps, il saisissait le carquois accroché à sa hanche. De toute façon, tenir la cape d’une seule main n’était pas efficace. Mais dans l’autre, il serrait son arc avec une flèche déjà encochée…

Alors qu’une bourrasque plus forte que les autres lui arrachait le tissu des doigts, Rand jeta un coup d’œil à son père, qui marchait sur l’autre flanc de leur jument à long poil. S’assurer de cette façon que Tam était toujours là avait quelque chose de stupide, mais il y avait des jours comme ça…

À part le rugissement intermittent des bourrasques, un grand calme régnait dans la forêt. Avec ce silence, les grincements des roues de la charrette, pourtant discrets, paraissaient tonitruants. Pas un oiseau ne chantait dans les branches et aucun écureuil n’y babillait.

Rien qui pût étonner Rand, par un printemps pareil.

À part ceux que l’hiver ne privait jamais de leurs feuilles ou de leurs aiguilles, les arbres restaient dénudés comme au plus fort de la mauvaise saison. Au pied des troncs, des ronces de l’année précédente tissaient des entrelacs marron sur les pierres saillantes. Sur le sol, les orties restaient largement majoritaires parmi les mauvaises herbes, mais on trouvait aussi quelques variétés dotées de bourre ou d’épines très acérées et du « chiendent puant » qui émettait une odeur nauséabonde lorsqu’on l’écrasait sous la semelle d’une botte.

À l’ombre des bosquets les plus denses, là où les rayons du soleil accédaient difficilement, de la neige recouvrait toujours la terre. Même aux endroits qu’elle atteignait, la lumière du jour n’apportait ni chaleur ni vigueur. À l’est, l’astre diurne pâlichon émettait une lueur teintée de pénombre, comme s’il s’agissait d’un mélange de clarté et de ténèbres.

Une matinée morose, propice aux idées noires ou pour le moins déplaisantes.

Sans même y penser, Rand saisit l’embout de sa flèche, prêt à tirer la corde de l’arc contre sa joue, ainsi que le lui avait enseigné Tam. Dans la plaine, là où se nichaient les fermes, l’hiver avait été très rude – plus rigoureux, même, que tous ceux dont les anciens se souvenaient. Si on se fiait au nombre de loups qui s’étaient aventurés à Deux-Rivières, les frimas avaient dû être encore plus durs à supporter en montagne. Attaquant les moutons dans leurs enclos, les loups étaient allés jusqu’à s’introduire dans les étables et les écuries pour s’en prendre au bétail et aux chevaux. Alors qu’on n’en voyait plus depuis des années, des ours étaient venus rôder autour des ovins. Sortir après le coucher du soleil n’était plus recommandé, car les humains faisaient eux aussi d’excellentes proies. Et, parfois, les prédateurs n’attendaient même pas la nuit.