Sur l’autre flanc de la jument Bela, Tam marchait à pas réguliers. Utilisant sa lance comme une canne, il ignorait superbement les assauts du vent qui faisaient claquer sa cape à la manière d’un drapeau. De temps en temps, il tapotait le flanc de la jument pour lui rappeler de continuer à avancer. Avec son torse puissant et son visage aux traits nettement découpés, Tam était un îlot de réalité au cœur de cette matinée – un roc inébranlable au milieu d’un rêve où tout s’effilochait… Bien sûr, ses joues tannées par le soleil étaient sillonnées de rides, et ses cheveux, à force de grisonner, n’avaient plus de brun que le nom, mais il restait l’incarnation d’une solidité quasiment végétale, un peu comme si un torrent avait pu déferler sur ce fantastique tronc sans le déraciner.
Il descendait la route de la Carrière avec une parfaite impassibilité. Les loups et les ours n’étaient pas quantité négligeable, et aucun berger digne de ce nom ne les aurait pris à la légère. Mais s’ils tenaient à leur peau, mieux valait qu’ils n’essaient pas d’arrêter Tam al’Thor quand il cheminait vers Champ d’Emond.
Avec une ombre de culpabilité, car il avait négligé sa mission, Rand recommença à surveiller son côté de la route. Comme souvent, le sérieux et la concentration de son père lui avaient rappelé son devoir.
Plus grand d’une bonne tête que Tam – et que tous les autres hommes du secteur –, Rand ne lui ressemblait pas beaucoup, si on exceptait ses larges épaules. Selon Tam, ses yeux gris et sa chevelure tirant sur le roux lui venaient de sa mère. Une étrangère dont Rand gardait fort peu de souvenirs, n’était un sourire radieux, même s’il déposait des fleurs sur sa tombe deux fois par an. À Bel Tine, au printemps, et pour la fête du Soleil, au milieu de l’été…
La charrette tirée par Bela contenait deux tonnelets d’alcool de pomme, la spécialité de Tam, et huit tonneaux d’un cidre encore légèrement acidulé après un hiver de fermentation. Chaque année, pour Bel Tine, Tam faisait exactement la même livraison à l’Auberge de la Cascade à Vin. Et cet an-ci, avait-il déclaré, il aurait fallu beaucoup plus que les frimas et quelques loups pour l’empêcher d’être fidèle au rendez-vous.
Cela dit, sa précédente visite au village remontait à des semaines. Ces derniers temps, Tam lui-même hésitait à voyager. Mais il avait donné sa parole, et il la tenait, même s’il avait attendu la veille des festivités pour se mettre en chemin. Honorer ses engagements était très important pour lui. De son côté, Rand se réjouissait surtout d’avoir eu l’occasion de quitter la ferme – presque autant, devait-il avouer, que de l’arrivée imminente de Bel Tine.
Alors qu’il surveillait son côté de la route, le sentiment d’être espionné se fit de plus en plus fort en lui. Pourtant, ça semblait être une idée idiote. Entre les arbres, rien ne bougeait ni ne bruissait, à part les rares feuilles agitées par le vent. Mais l’impression qu’on l’épiait ne se dissipait pas, bien au contraire. Tous les poils hérissés, Rand avait la chair de poule – mais une étrange variante, qui démangeait terriblement.
Agitant son arc pour se gratter un peu, il se morigéna intérieurement. Quand cesserait-il de se laisser emporter par son imagination ? De son côté de la route, il n’y avait rien, ça crevait les yeux. Et s’il y avait eu quelque chose de l’autre côté, Tam l’en aurait déjà informé.
Rand jeta un coup d’œil par-dessus son épaule… et sursauta. Une vingtaine de pas derrière lui, un cavalier en cape de voyage noire à capuche suivait la charrette. Aussi sombres et aussi sinistres l’un que l’autre, l’animal et son maître avaient de quoi glacer les sangs.
La force de l’habitude étant ce qu’elle est, Rand continua à marcher tandis qu’il observait l’inconnu.
La cape du cavalier tombait très exactement sur le haut de ses bottes. Avec la capuche qui noyait son visage dans les ombres, on ne distinguait rien du mystérieux étranger. Sans trop savoir pourquoi, Rand eut pourtant le sentiment que quelque chose clochait dans ce personnage. Mais il était surtout fasciné par ce qu’il voyait dans les ombres de la capuche. Oh ! rien de bien précis, sinon les contours très vagues d’un visage dont il ne parvenait pas à détourner le regard, comme s’il sondait les yeux pourtant invisibles de l’inconnu.
Rand eut une sensation bizarre au niveau de l’estomac. Même s’il n’y avait pas grand-chose à voir sous cette capuche, il captait une haine féroce, presque palpable, comme s’il était face à un démon qui abominait le monde des vivants et n’en faisait pas mystère. Et dans ce monde, une cible bien particulière semblait retenir toute son attention.
Rand en personne…
Une pierre bougeant sous son pied, le jeune homme tituba et perdit un instant de vue le cavalier vêtu de noir. Contraint de lâcher son arc, il réussit à se rattraper de justesse au harnais de Bela, s’épargnant ainsi une chute humiliante. Surprise, la jument hennit, s’arrêta net et tourna la tête pour voir ce qui se passait.
— Tu vas bien, mon garçon ? demanda Tam, les sourcils froncés.
— Un cavalier…, dit Rand en se redressant. Un étranger nous suit…
— Où ça ? souffla Tam.
Levant sa lance, il sonda les environs.
— Là, juste…, commença Rand.
Il n’alla pas plus loin, car, en tournant la tête, il venait de constater que la route était déserte. Stupéfait, il sonda la forêt, sur sa droite et sur sa gauche. Les arbres nus ne faisaient pas une cachette très efficace. Et on n’y apercevait pas l’ombre d’un cavalier ou d’une monture.
— Pourtant, il était là… Un type en cape de voyage noire sur un cheval tout aussi sombre.
— Je ne doute pas de ta parole, petit, mais où est-il passé ?
— Je n’en sais rien… Mais il était là.
Rand ramassa l’arc et la flèche, s’assura que l’empennage était intact et réencocha le projectile.
Armant l’arc, il regarda autour de lui, très méfiant. Mais il ne repéra pas de cible et finit par détendre doucement la corde.
— Oui, il était là !
— Si tu le dis, mon gars… Allons voir. Même sur un sol rocheux, les sabots d’un cheval laissent des traces… (Sa cape claquant au vent, Tam revint sur ses pas.) Si nous en trouvons, nous saurons que tu ne t’es pas trompé. Sinon… Eh bien, c’est tout à fait le genre de jour à avoir des visions, tu sais ?
Rand mit soudain le doigt sur ce qui lui avait paru étrange au sujet du cavalier. En plus de sa simple présence, bien entendu. Le vent qui faisait gonfler la cape de Tam n’avait aucun effet sur celle de l’inconnu. Et ça, c’était impossible.
Un tour de son imagination, rien de plus. Tam avait raison : par une matinée pareille, l’esprit d’un homme pouvait aisément s’enflammer.
Certes, mais Rand n’y croyait pas. Cela dit, comment raconter à son père que le vent ne faisait pas claquer la cape d’un cavalier qui se révélait en outre invisible ?
De plus en plus inquiet, il sonda de nouveau la forêt. Quelque chose était différent… Depuis sa plus tendre enfance, il arpentait ces lieux, se familiarisant avec la nature. Dans les étangs et les ruisseaux du bois de l’Eau, après les dernières fermes, à l’est de Champ d’Emond, il avait appris à nager alors qu’il savait à peine marcher. Puis il s’était aventuré dans les collines de Sable – à Deux-Rivières, certains disaient que cet endroit portait malheur – et il avait même un jour poussé jusqu’au pied des montagnes de la Brume. En compagnie de ses deux meilleurs amis, Mat Cauthon et Perrin Aybara, il était allé beaucoup plus loin que la plupart des habitants de Champ d’Emond. Pour eux, une excursion jusqu’à un des villages voisins – Colline de la Garde, vers le nord, ou Promenade de Deven, vers le sud – était déjà une grande affaire…