Lors de ses explorations, Rand n’avait jamais été effrayé par un site naturel. Mais, aujourd’hui, le bois de l’Ouest ne ressemblait pas à la forêt qui lui était familière. De plus, un homme capable de disparaître en un clin d’œil pouvait se rematérialiser tout aussi vite, y compris immédiatement derrière ses proies.
— Père, ne te donne pas ce mal ! (Quand Tam se retourna, surpris, son fils tira sur sa capuche pour cacher qu’il s’était empourpré de confusion.) Tu dois avoir raison… Inutile de chercher ce qui n’existe pas. Mieux vaut filer vers le village, où nous serons à l’abri de ce fichu vent.
— Je fumerais bien une pipe, admit Tam, et je n’aurais rien contre une chope de bière, au coin d’un bon feu. (Il eut un grand sourire.) Et je parie que tu as hâte de voir Egwene !
Rand réussit à grimacer un sourire. Sur sa liste des priorités, la fille du bourgmestre occupait en cet instant la toute dernière place. Avec le cavalier noir, il était assez perturbé comme ça… Depuis des années, la présence d’Egwene le mettait bizarrement mal à l’aise, et ça ne s’arrangeait pas, tout au contraire. Bien entendu, la jeune fille ne s’en apercevait pas, ce qui aggravait encore les choses. Non, ce n’était vraiment pas le moment de penser à elle.
— Souviens-toi de la flamme et du vide, mon garçon !
Entendant ces mots, Rand craignit que son père ait remarqué qu’il crevait de peur.
C’était une allusion à une astuce très étrange que Tam lui avait apprise. Se concentrer sur une unique flamme imaginaire et l’alimenter avec toutes ses passions négatives (la peur, la haine ou la colère) jusqu’à ce qu’on se soit vidé l’esprit. Quand on ne faisait plus qu’un avec le vide, assurait Tam, il n’y avait plus rien d’impossible. À Champ d’Emond, personne d’autre ne tenait ce type de discours. Mais, grâce à sa curieuse théorie, Tam gagnait chaque année le concours de tir à l’arc de Bel Tine.
Ce printemps, Rand espérait atteindre une des places d’honneur, s’il parvenait à bien s’ancrer au vide.
La phrase de Tam prouvait qu’il avait remarqué l’état de son fils. Cela posé, il n’insista pas sur le sujet.
Il tapa sur la croupe de Bela, qui se remit en chemin.
Voyant son père avancer comme s’il ne s’était rien passé – et comme s’il ne pouvait rien arriver de fâcheux –, Rand regretta de ne pas pouvoir l’imiter. Mais, au lieu de se vider l’esprit, il y voyait défiler sans cesse l’image du cavalier vêtu de noir.
Il aurait bien aimé croire, comme Tam, que l’inconnu était un produit de son imagination. Mais la haine qu’il avait captée était bien trop puissante. Il avait bien vu quelqu’un, et cette personne lui voulait du mal. Très nerveux, il ne cessa pas de regarder derrière lui avant d’être entouré par les toits de chaume pointus de Champ d’Emond.
Le village étant dans le prolongement du bois de l’Ouest, les derniers arbres côtoyaient les premières maisons. Après la petite agglomération, le terrain descendait en pente douce vers l’est. Cédant parfois la place à des bosquets qui évoquaient des îlots de verdure, des fermes, des champs cultivés et des pâturages s’alignaient jusqu’à l’orée du bois de l’Eau, un véritable labyrinthe d’étangs et de ruisseaux. En direction de l’ouest, la terre n’était pas moins fertile et les pâturages verdoyaient presque tous les ans. Pourtant, dans le bois de l’Ouest, on trouvait très peu de fermes. Et toutes étaient situées à bonne distance des collines de Sable ou, plus encore, des contreforts des montagnes de la Brume, une chaîne qui dominait de loin, mais pas si loin que ça, les maisons de Champ d’Emond. Certains villageois affirmaient que le sol était trop rocheux, du côté occidental de la forêt. Mais il en allait de même partout à Deux-Rivières.
Là encore, on parlait à voix basse de malédictions… Puisqu’elles étaient ensorcelées, pourquoi prendre le risque d’approcher des montagnes de la Brume ?
Pour quelque raison que ce fût, seuls les fermiers les plus têtus et les plus durs à la peine s’installaient dans le bois de l’Ouest.
Alors que la charrette passait devant une première rangée de maisons, des enfants et des chiens vinrent courir tout autour. Impassible, Bela fit les écarts qu’il fallait pour ne pas blesser les gamins qui jouaient à chat perché et multipliaient les cabrioles sans se soucier du danger. Ces derniers mois, les gosses n’avaient pas souvent eu l’occasion de s’amuser. Même depuis qu’il faisait assez beau pour qu’on leur permette de sortir, la peur des loups n’incitait pas les parents à leur laisser la bride sur le cou. Mais, avec l’imminence de Bel Tine, la joie de vivre reprenait le dessus.
Les adultes ne se montraient pas insensibles non plus au phénomène. Tous les volets des demeures étaient ouverts et, dans chacune, ou presque, la maîtresse de maison, campée à une fenêtre, secouait des draps et aérait les matelas. Un tablier autour de la taille, les cheveux nattés et protégés par un foulard, les villageoises se fichaient que les arbres aient refleuri ou non. Avant Bel Tine, il fallait que le grand nettoyage de printemps soit terminé, ça ne se discutait pas. Dans toutes les cours, des tapis pendaient sur les cordes à linge. Frustrés de n’avoir pas été assez rapides pour filer dans les rues, des gamins se défoulaient en les battant furieusement. Sur les toits, les maris examinaient le chaume pour déterminer s’ils devraient avoir recours aux services du vieux Cenn Buie, le couvreur local.
Tam s’arrêta plusieurs fois pour échanger quelques mots avec l’un ou l’autre villageois. Rand et lui ne s’étant plus montrés depuis des semaines, les gens voulaient savoir comment se passaient les choses, à l’extérieur de Champ d’Emond. Et surtout du côté du bois de l’Ouest.
Tam parla des dégâts provoqués par les tempêtes, chacune étant pire que la précédente, des agneaux mort-nés, des champs et des pâturages qui ne reverdissaient pas alors qu’ils l’auraient dû et des vols de corbeaux qui remplaçaient les hirondelles habituelles à cette période de l’année.
Ces propos déprimants, surtout alors que les préparatifs de Bel Tine battaient leur plein, valaient à Tam des hochements de tête résignés. De l’autre côté du village, c’était de toute façon la même chose…
Haussant les épaules, la plupart des hommes concluaient le dialogue en lâchant :
— Nous survivrons, si la Lumière le veut bien…
Certains souriaient, ajoutant :
— Et si elle ne le veut pas, nous survivrons quand même.
Une philosophie typique des durs à cuire de Deux-Rivières. Quand on voyait régulièrement la grêle dévaster des récoltes et les loups décimer les troupeaux, et qu’on réussissait à se relever – même lorsque ces catastrophes se répétaient plusieurs fois dans une décennie –, on n’était pas enclin à baisser les bras facilement. Et quand on l’était, on ne restait pas longtemps dans la région.
S’il n’avait pas dû forcer Bela à s’arrêter afin qu’elle ne le renverse pas, Tam n’aurait sûrement pas conversé avec Wit Congar. Comme les Coplin – il y avait eu tant de mariages entre ces deux familles qu’on finissait par les confondre –, les Congar étaient des pleurnicheurs avérés et des trublions professionnels. On le savait de Colline de la Garde à Promenade de Deven, et certains pensaient que ce fait était connu jusque dans le lointain Bac-sur-Taren.
— J’ai ma livraison à faire à Bran al’Vere, Wit, dit Tam en désignant les tonneaux et les tonnelets empilés dans la charrette.
Mais Wit Congar, tout famélique qu’il fût, refusa de s’écarter avec une expression sinistre qui n’augurait rien de bon. Avant de traverser la rue – ou, plutôt, de barrer le chemin à Bela –, il était assis devant sa maison, au lieu de s’occuper de son toit. Pourtant, celui-ci semblait avoir grandement besoin des soins de maître Buie.