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Wit répugnait à se mettre au travail et finissait très rarement ce qu’il avait commencé. Presque tous les Coplin et les Congar partageaient ce défaut. Et ceux qui ne l’avaient pas n’étaient pas plus fréquentables, bien au contraire…

— Qu’allons-nous décider au sujet de Nynaeve, Tam al’Thor ? Champ d’Emond n’a rien à faire d’une Sage-Dame pareille !

— Ce ne sont pas nos affaires, Wit. Nommer la Sage-Dame est le privilège des femmes.

— Il faudrait quand même agir, al’Thor. Elle avait prédit un hiver clément et de bonnes récoltes. Aujourd’hui, quand on lui demande ce qu’elle capte dans le vent, elle foudroie l’impudent du regard et s’éloigne à grands pas.

— Si tu l’as interrogée avec ton amabilité coutumière, Wit, tu as de la chance qu’elle ne t’ait pas frappé avec son bâton. Maintenant, si tu veux bien, j’ai cette livraison à faire et…

— Nynaeve al’Meara est beaucoup trop jeune pour le poste qu’elle occupe. Si le Cercle des Femmes ne fait rien, le Conseil du village devra intervenir.

— Wit Congar, en quoi es-tu concerné par cette affaire ? lança une voix féminine courroucée.

L’homme blêmit lorsqu’il vit son épouse sortir de la maison. Maîtresse Daise était deux fois plus large d’épaules que son mari – et tout en muscles, car elle n’avait pas une once de graisse sur le corps. L’air pas commode, elle plaqua les poings sur ses hanches et enchaîna :

— Fourre tes sales pattes dans ce qui ne te regarde pas, à savoir les décisions du Cercle des Femmes, et tu devras manger ta propre tambouille ! En la préparant ailleurs que dans ma cuisine, bien entendu. Il te faudra aussi apprendre à laver tes frusques et à faire ton lit – qui ne se trouvera pas sous mon toit, évidemment…

— Mais, Daise, se défendit Wit, je voulais juste…

— Daise, Wit, dit Tam, si vous voulez bien m’excuser… Que la Lumière brille sur vous deux…

Tirant Bela par la bride, Tam lui fit contourner l’obstacle. Concentrée sur le savon qu’elle passait à son mari, Daise n’avait pas encore vraiment remarqué avec qui il parlait. Mais ça risquait de ne pas durer.

Voilà pourquoi les al’Thor n’avaient accepté aucune invitation à manger ni même à boire quelque chose de chaud. Dès qu’elles apercevaient Tam, les dames de Champ d’Emond accouraient comme des chiens de chasse qui ont repéré un lièvre. Toutes connaissaient la célibataire qui ferait une épouse parfaite pour un veuf propriétaire d’une belle ferme – même si celle-ci se trouvait dans le bois de l’Ouest.

Rand partageait avec son père la même tendance à prendre la tangente. Et il était peut-être même encore plus prompt à le faire. Quand Tam n’était pas là, il lui arrivait d’être coincé, sans autre porte de sortie qu’une impolitesse flagrante à laquelle il répugnait. Traîné de force jusqu’à un tabouret, près d’une cheminée de cuisine, il était alors gavé de pâtisseries, de tourtes ou d’autres spécialités maison. Immanquablement, pendant qu’il mangeait, sa « ravisseuse » l’évaluait avec un œil d’épicier et une précision de comptable. Puis elle lui révélait que les préparations dont il se régalait n’étaient rien comparées aux délices concoctées par une sœur récemment devenue veuve ou une quelconque cousine à peine plus âgée qu’elle.

Tam ne rajeunissait pas, déclarait alors la villageoise. Avoir tant aimé sa première femme était louable – et de très bon augure pour la deuxième –, mais il portait le deuil depuis trop longtemps. Tam al’Thor avait besoin de se remarier ! Sans une femme pour veiller sur lui et le tenir éloigné des ennuis, un homme ne pouvait pas s’en sortir.

Les plus insidieuses de ces marieuses marquaient une pause à ce moment-là de leur tirade. Puis, comme si une idée venait de leur traverser la tête, elle demandait à Rand quel âge il avait exactement, désormais…

Comme tous les gens de Deux-Rivières, Rand était doté d’un caractère bien trempé. Selon certains étrangers, c’était même le signe particulier des habitants de la région, réputés pour être plus têtus que des mules et capables d’enseigner la ténacité aux pierres. Même si la plupart des villageoises étaient de bonnes et braves femmes, Rand détestait qu’on lui force la main. Et dans ce cas particulier, il avait l’impression qu’on le poussait vers la bergerie avec un bâton, comme un mouton.

Priant pour que Tam accélère le pas, il se mit en route à grandes enjambées.

La grand-rue débouchait sur la place Verte, le vaste terrain communal niché au milieu du village. Portant d’habitude bien son nom, la place était très dénudée cette année. Parmi les zones couvertes d’herbe morte de l’année précédente – ou les étendues noirâtres de terre brute –, de rares îlots verdoyants témoignaient du courage entêté de la nature. Quelques oies sondaient avidement la terre en quête de nourriture qu’elles ne trouvaient pas. Attachée à un piquet, une vache laitière broutait mélancoliquement l’herbe trop clairsemée pour être vraiment appétissante.

À la lisière ouest de la place Verte, la Cascade à Vin jaillissait d’un affleurement rocheux. Les eaux assez tumultueuses pour renverser un homme, mais au goût délicieusement doux, justifiaient plutôt dix fois qu’une le nom étrangement poétique de ces chutes.

Après la cascade, la rivière aux berges semées de saules s’élargissait très vite et dévalait la pente jusqu’au moulin de maître Thane. Au-delà, elle se divisait en une multitude de ruisseaux qui s’enfonçaient dans les profondeurs marécageuses du bois de l’Eau.

Au niveau de la place Verte, deux passerelles munies d’un garde-fou traversaient le cours d’eau. Bien plus large et bien plus solide, un pont permettait le passage des chariots. Appelé pont aux Chariots, cet ouvrage marquait l’endroit où la route du Nord, qui descendait de Bac-sur-Taren et de Colline de la Garde, changeait de nom pour devenir Vieille Route, une voie conduisant à Promenade de Deven.

Les étrangers trouvaient parfois amusant qu’une route ait deux noms – l’un pour le nord et l’autre pour le sud. Mais il en avait toujours été ainsi à la connaissance des villageois de Champ d’Emond. Et pour les gens de Deux-Rivières, quand on avait dit ça, on avait tout dit.

De l’autre côté des ponts, par rapport à la place, on avait déjà érigé les monticules de bois destinés aux feux de Bel Tine. Ces trois entassements méticuleux de bûches, presque de la taille d’une maison, devaient reposer sur de la terre nue, bien entendu, et pas sur de l’herbe, même quand elle était aussi peu luxuriante que cette année. Cela précisé, toutes les festivités sans rapport avec les feux se dérouleraient sur la place Verte.

Près de la Cascade à Vin, une vingtaine de vieilles femmes chantaient doucement en mettant en place le Poteau du Printemps. Bien qu’enfoncé dans le trou qu’elles venaient de creuser, le tronc fin et droit d’un sapin culminait toujours à quelque dix pieds de haut. Assises en tailleur autour du site, des filles encore trop jeunes pour avoir le droit de natter leurs cheveux regardaient les anciennes avec envie. De temps en temps, elles fredonnaient des bribes du chant rituel…

Comme s’il entendait lui faire presser le pas, Tam encouragea Bela de la voix, mais la jument ne réagit pas. De son côté, Rand prit garde à ne pas laisser traîner son regard sur le groupe de femmes. Le lendemain matin, les villageois feraient mine d’être surpris par la présence du Poteau. À midi, au rythme du chant des hommes célibataires, les femmes encore à marier danseraient autour du Poteau, l’enveloppant d’une multitude de longs rubans colorés. À Champ d’Emond, nul ne savait de quand datait cette coutume ni d’où elle provenait – encore une chose qui existait, voilà tout, et qui n’avait pas besoin d’explication. Les gens de Deux-Rivières adorant chanter et danser, ils n’allaient certainement pas se priver d’une bonne occasion de le faire.