Выбрать главу

Comme toujours, ses yeux pétillaient de malice, constata Rand.

— Dav et moi, on a capturé un très vieux putois, et il n’est pas du tout content d’avoir été sorti de sa tanière. On va le relâcher sur la place Verte, histoire de semer la panique parmi les filles.

Le sourire de Rand s’élargit un peu. Un ou deux ans plus tôt, cette idée l’aurait probablement amusé davantage, mais Mat semblait refuser de grandir.

Les trois hommes se querellaient toujours, parlant tous en même temps.

— J’ai promis de décharger la charrette, chuchota Rand. Mais je te rejoindrai plus tard.

— Trimballer des tonneaux ? lança Mat, les yeux levés au ciel. Je préférerais encore jouer aux pierres avec ma petite sœur ! Mais j’ai plus intéressant pour toi qu’un putois. Des étrangers rôdent sur le territoire de Deux-Rivières. Hier soir…

Rand en eut un instant le souffle coupé.

— Un homme à cheval ? demanda-t-il. Un type en habits noirs sur une monture également sombre ? Et dont la cape ne bougeait pas au vent ?

Mat cessa de sourire et baissa davantage le ton :

— Tu l’as vu aussi ? Je croyais être le seul… Ne rigole pas, Rand, mais il m’a fichu une frousse terrible !

— Aucun risque que je rigole… Moi aussi, il m’a effrayé. J’ai senti qu’il me haïssait et qu’il désirait ma mort.

Rand frissonna à ce souvenir. Jusque-là, il n’avait jamais rencontré quelqu’un qui souhaitait sa mort. À Deux-Rivières, ces choses-là n’existaient pas. Il y avait des compétitions de lutte et parfois des bagarres, mais jamais de meurtres…

— Pour la haine, je ne peux pas dire, Rand, mais la terreur, c’était quelque chose ! Il s’est contenté de me regarder, perché sur son cheval, et je n’ai jamais eu si peur de ma vie. J’ai détourné le regard un moment – ce n’était pas facile, tu t’en doutes – et il a disparu. Par le sang et les cendres ! C’est vieux de trois jours, et j’y pense encore sans cesse. En marchant, je regarde derrière moi tout le temps. (Mat eut un éclat de rire grinçant.) C’est bizarre, les effets de l’angoisse… On se met à penser des trucs délirants. J’ai même imaginé que c’était le Ténébreux. Pas longtemps, rassure-toi…

Mat tenta en vain de ricaner, car aucun son ne sortit de sa gorge.

Rand prit une grande inspiration, puis, autant pour lui-même que pour son ami, il récita une vieille leçon :

— Le Ténébreux et tous les Rejetés sont prisonniers dans le mont Shayol Ghul, derrière la Flétrissure. Le Créateur a scellé cette prison au moment de la naissance du monde et elle restera ainsi jusqu’à la fin des temps. Sa main protège les pays et Sa Lumière brille sur nous tous.

Rand reprit son souffle et continua :

— De plus, s’il était libre, pourquoi le Berger de la Nuit viendrait-il à Deux-Rivières pour terroriser deux jeunes paysans ?

— Je n’en sais rien… Mais ce cavalier était maléfique, ça, je peux te l’assurer ! Allons, ne te moque pas de moi ! Et si c’était le Dragon, tout simplement ?

— Tu débordes d’idées réjouissantes, on dirait… Encore un effort, et tu seras plus déprimant que le vieux Cenn.

— Ma mère m’a toujours dit que les Rejetés viendraient me chercher si je ne m’améliorais pas. Rand, si j’ai jamais vu quelqu’un qui ressemble à Ishamael ou à Aginor, c’était bien ce cavalier !

— Toutes les mères terrorisent leurs enfants avec les Rejetés, lâcha Rand. Mais, en grandissant, la plupart des gens cessent d’y croire. Pourquoi pas un Blafard, tant que tu y es ?

Mat foudroya son ami du regard.

— Je n’ai plus eu si peur depuis… Non, oublie ça ! Je n’ai jamais été si effrayé, et je n’ai aucune honte à le reconnaître.

— J’en ai autant à ton service… Mais mon père pense que j’ai eu peur de mon ombre !

Mat hocha la tête puis s’adossa à une roue de la charrette.

— Le mien est du même avis… J’en ai parlé à Dav et à Elam Dowtry. Depuis, ils ouvrent l’œil et le bon, mais ils n’ont rien vu du tout. Résultat, Elam croit que j’ai voulu lui jouer un mauvais tour et Dav pense que j’ai vu un voleur de moutons ou de poules venu de Bac-sur-Taren. Un voleur de poules, non mais vraiment !

— C’est probablement Dav qui a raison, dit Rand. Nous nous sommes monté la tête, voilà tout. C’était sans doute un voleur de moutons.

Il tenta de s’en convaincre, mais ça revenait à imaginer qu’un loup prenait la place du chat de la maison devant un trou de souris.

— Moi, j’ai détesté la façon dont il m’a regardé, dit Mat. Et vu ta réaction, quand j’ai abordé le sujet, ça t’a fait le même effet. Nous devons en parler à quelqu’un…

— Nous l’avons fait, et personne ne nous a crus. Tu te vois décrire ce cavalier à maître al’Vere, alors qu’il ne l’a pas vu ? Il nous enverra consulter Nynaeve, pour savoir de quel mal nous souffrons.

— Nous sommes deux à raconter la même chose. Personne ne pensera que nous avons affabulé chacun dans notre coin…

Rand se gratta pensivement le crâne, ne sachant trop que dire. La malice de Mat était proverbiale à Champ d’Emond et peu de villageois avaient échappé à ses facéties. Désormais, on l’accusait dès qu’une corde à linge cassait, ruinant les efforts d’une maîtresse de maison, ou lorsqu’un harnais de selle mal serré provoquait la chute d’un cavalier. Et il n’avait même pas besoin d’être dans le coin pour qu’on le soupçonne. En d’autres termes, son soutien ne valait rien du tout.

— Ton père croira que tu m’as mis ces idées dans la tête, et Tam…

Rand se tourna vers les trois hommes et croisa le regard de son père. Bran sermonnait toujours le vieux Cenn, qui ne se défendait plus, mais ne semblait pas convaincu pour autant.

— Bien le bonjour, Matrim, dit Tam en s’emparant d’un des tonnelets d’alcool de pomme pour le poser sur le bord du hayon. Tu viens aider Rand à décharger le cidre ? Quel bon garçon, vraiment !

Mat se leva d’un bond et entreprit de battre en retraite.

— Bien le bonjour à vous, maître al’Thor. Et à vous aussi, maître al’Vere et maître Buie. Que la Lumière brille sur vous ! Mon père m’a envoyé…

— Bien sûr que tu n’es pas là par hasard ! s’écria Tam. Et, en bon garçon qui s’acquitte sans tarder de ses missions, tu as déjà fait ce qu’il te demandait. Les gars, plus vite vous aurez déchargé le cidre et plus tôt vous verrez le trouvère.

— Un trouvère ! s’écria Mat, cessant aussitôt de reculer.

— Quand arrivera-t-il ? demanda Rand.

De sa vie, il n’avait vu que deux trouvères s’aventurer sur le territoire de Deux-Rivières. Le premier, il avait pu l’admirer en étant perché sur l’épaule de son père, tant il était petit. En avoir un au moment de Bel Tine, avec sa harpe, sa flûte et ses fabuleuses histoires… Même s’il n’y avait pas de feu d’artifice, Champ d’Emond parlerait encore de ces fêtes dans dix ou vingt ans.

— Des bêtises…, grogna Cenn.

Mais un regard de Bran – le bourgmestre, pas l’aubergiste – le réduisit au silence.

Tam s’appuya à la charrette, le tonnelet lui servant d’accoudoir.

— Le trouvère est déjà là, annonça-t-il. Selon maître al’Vere, il occupe une chambre à l’auberge.

— Il est arrivé en pleine nuit, dit Bran d’un ton désapprobateur. Et il a tapé à la porte assez longtemps pour réveiller toute la famille. Si ce n’était pas Bel Tine, je l’aurais envoyé dormir dans l’écurie avec son cheval. Vous imaginez, débarquer comme ça ?

— Il ne porte pas une cape noire, j’espère ? demanda Mat.

Bran ricana, faisant osciller sa bedaine.

— Noire ? Sa cape est multicolore, comme celle de tous ces bouffons !