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Il profita de ce répit pour se remettre au travail, mais il avait trop présumé de ses forces; quand il voulut commencer son chapitre sur les crimes de Gilles De Rais, il constata qu'il était incapable de souder deux phrases. Il s'évaguait à la poursuite du Maréchal, le rejoignait, mais l'écriture dans laquelle il le voulait cerner demeurait lâche et inerme, criblée de trous.

Il jeta sa plume, s'enfonça dans un fauteuil et, rêvassant, il s'installa à Tiffauges, dans ce château où Satan, qui refusait si obstinément de se montrer au Maréchal, allait descendre, s'incarner en lui, sans même qu'il s'en doutât, pour le rouler, vociférant, dans les joies du meurtre.

Car, au fond, c'est cela le Satanisme, se disait-il; la question agitée depuis que le monde existe, des visions extérieures, est subsidiaire, quand on y songe; le démon n'a pas besoin de s'exhiber sous des traits humains ou bestiaux afin d'attester sa présence; il suffit, pour qu'il s'affirme, qu'il élise domicile en des âmes qu'il exulcère et incite à d'inexplicables crimes; puis, il peut les tenir par cet espoir qu'il leur insuffle qu'au lieu d'habiter en elles comme il le fait et comme souvent elles l'ignorent, il obéira aux évocations, paraîtra, traitera notarialement des avantages qu'il concédera en échange de certains forfaits. La volonté seule de faire paction avec lui doit pouvoir quelquefois amener son effusion en nous.

Toutes les théories modernes des Lombroso et des Maudsley ne rendent pas, en effet, compréhensibles les singuliers abus du Maréchal. Le classer dans la série des monomanes, rien de plus juste, car il l'était, si par le mot de monomane l'on désigne tout homme que domine une idée fixe. Et alors chacun de nous l'est plus ou moins depuis le commerçant dont toutes les idées convergent sur une pensée de gain, jusqu'aux artistes absorbés dans l'enfantement d'une oeuvre.

Mais pourquoi le Maréchal fut-il monomane, comment le devint-il? C'est ce que tous les Lombroso de la terre ignorent. Les lésions de l'encéphale, l'adhérence au cerveau de la pie-mère ne signifient absolument rien dans ces questions.

Ce sont de simples résultantes, des effets dérivés d'une cause qu'il faudrait expliquer et qu'aucun matérialiste n'explique. Il est vraiment trop facile de déclarer qu'une perturbation des lobes cérébraux produit des assassins et des sacrilèges; les fameux aliénistes de notre temps prétendent que l'analyse du cerveau d'une folle décèle une lésion ou une altération de la substance grise. Et quand même cela serait! Il resterait à savoir, pour une femme atteinte de démonomanie par exemple, si la lésion s'est produite parce qu'elle est démonomane ou si elle est devenue démonomane par suite de cette lésion, -en admettant qu'il y en ait une! Les Comprachicos spirituels ne s'adressent point encore à la chirurgie, n'amputent pas des lobes soi-disant connus, après de studieux trépans; ils se bornent à agir sur l'élève, à lui inculquer des idées ignobles, à développer ses mauvais instincts, à le pousser peu à peu dans la voie du vice, c'est plus sûr; et si cette gymnastique de la persuasion altère chez le patient les tissus de la cervelle, cela prouve justement que la lésion n'est que le dérivé et non la cause d'un état d'âme!

Et puis… et puis… ces doctrines qui consistent à confondre maintenant les criminels et les aliénés, les démonomanes et les fous, sont insensées quand on y songe! Il y a de cela neuf années, un enfant de quatorze ans, Félix Lemaître, assassine un petit garçon qu'il ne connaît pas, parce qu'il convoite de le voir souffrir et d'entendre ses cris. Il lui fend le ventre avec un couteau, tourne et retourne la lame dans le trou tiède, puis il lui scie lentement le col. Il ne témoigne d'aucun repentir, se révèle, dans l'interrogatoire qu'il subit, intelligent et atroce.

Le Dr Legrand Du Saulle, d'autres spécialistes, l'ont surveillé patiemment pendant des mois, jamais ils n'ont pu constater chez lui un symptôme de folie, un semblant de manie même. Et celui-là avait été presque bien élevé, n'avait même pas été perverti par d'autres!

C'est absolument comme les démonomanes, conscients ou inconscients, qui font le mal pour le mal; ils ne sont pas plus fous que le moine ravi dans sa cellule, que l'homme qui fait le bien pour le bien.

Ils sont, loin de toute médecine, aux deux pôles opposés de l'âme, et voilà tout!

Au quinzième siècle, ces tendances extrêmes furent représentées par Jeanne D'Arc et par le Maréchal De Rais. Or il n'y a pas de raison pour que Gilles soit plutôt insane que la Pucelle dont les admirables excès n'ont aucun rapport avec les vésanies et les délires!

Tout de même, il a dû se passer de terribles nuits dans cette forteresse, se dit Durtal, revenant à ce château de Tiffauges qu'il avait visité, l'an dernier, alors qu'il voulait, pour son travail, vivre dans le paysage où vécut De Rais et humer les ruines.

Il s'était installé dans le petit hameau qui s'étend au bas de l'ancien donjon et il constatait combien la légende de Barbe Bleue était restée vivace, dans ce pays isolé en Vendée, sur les confins bretons. C'est un jeune homme qui a mal fini, disaient les jeunes femmes; plus peureuses, les aïeules se signaient, en longeant, le soir, le pied des murs; le souvenir des enfants égorgés persistait; le Maréchal, connu seulement par son surnom, épouvantait encore.

Là, Durtal se rendait, tous les jours, de l'auberge où il logeait, au château qui se dressait au-dessus des vallées de la Crûme et de la Sèvre, en face de collines excoriées par des blocs de granit, plantées de formidables chênes dont les racines, échappées du sol, ressemblaient à des nids effarés de grands serpents.

On se serait cru transporté dans la Bretagne même; c'était le même ciel et la même terre; un ciel mélancolique et grave, un soleil qui paraissait plus vieux qu'autre part et qui ne dorait plus que faiblement le deuil des forêts séculaires et la mousse âgée des grès; une terre qui vagabondait, à perte de vue, en de stériles landes, trouées de mares d'eau rouillée, hérissées de rocs, criblées de clochettes roses par les bruyères, de petites gousses jaunes, par les taillis des ajoncs et les touffes des genêts.

On sentait que ce firmament couleur de fer, que ce sol famélique, à peine empourpré, çà et là, par la fleur sanglante du blé noir; que des routes bordées de pierres posées, les unes sur les autres, sans plâtre ni ciment, en tas; que ces sentes bordées d'inextricables haies, que ces plantes bourrues, que ces champs sans aide, que ces mendiants estropiés, mangés de vermine et vernis de crasse, que ce bétail même, fruste et petit, que ces vaches trapues, que ces moutons noirs dont l'oeil bleu avait le regard clair et froid des tribades et des Slaves, se perpétuaient, absolument semblables dans un paysage identique, depuis des siècles!

La campagne de Tiffauges que gâtait pourtant, un peu plus loin, près de la rivière de la Sèvre, un tuyau d'usine, restait en parfait accord avec le château, debout, dans ses décombres. Ce château se décelait immense, enfermait dans son enceinte encore tracée par des débris de tours, toute une plaine convertie en le misérable jardin d'un maraîcher. Des lignes bleuâtres de choux, des plants de carottes appauvries et de navets étiques, s'étendaient le long de cet énorme cercle où des cavaleries avaient ferraillé dans des cliquetis de charges, où des processions s'étaient déroulées dans la fumée des encens et le chant des psaumes.

Une chaumine avait été bâtie, en un coin, où des paysannes, revenues à l'état sauvage, ne comprenaient plus le sens des mots, ne s'éveillaient qu'à la vue d'une pièce d'argent qu'elles saisissaient en tendant des clefs.

L'on pouvait alors se promener pendant des heures, fouiller les ruines, rêver, en fumant, à l'aise.

Malheureusement, certaines parties étaient inabordables. Le donjon était encore entouré, du côté de Tiffauges, par un vaste fossé au fond duquel avaient poussé de puissants arbres. Il eût fallu passer sur la cime de leurs feuillages qui éventaient le bord de la fosse, à vos pieds, pour gagner, de l'autre côté, un porche qu'aucun pont-levis ne joignait plus.