Il revint, chargé d'emplettes, sortit encore et, dans la rue, un immense ennui l'accabla.
Il finit par échouer, après une interminable promenade au ras des quais, dans une brasserie.
Il tomba sur une banquette et ouvrit un journal.
Il pensait à quoi, maintenant que, sans les lire, il regardait la série des faits divers? à rien, pas même à elle. A force d'avoir tourné dans tous les sens, toujours sur la même piste, son esprit était arrivé au point mort et restait inerte.
Durtal se trouvait seulement très fatigué, engourdi, comme après une nuit de voyage, dans un bain tiède.
Il faut que je rentre chez moi de bonne heure, se dit-il, lorsqu'il parvint à se reprendre, -car le père Rateau n'aura certainement pas fait, ainsi que je l'en ai prié, mon ménage à fond, -et je ne veux pourtant pas qu'aujourd'hui la poussière traîne sur tous les meubles.
Il est six heures; si je dînais vaguement dans un lieu à peu près sûr. Il se rappela un restaurant voisin où il avait autrefois mangé sans trop de craintes. Il y chipota un poisson de la dernière heure, une viande molle et froide, pêcha dans leur sauce des lentilles mortes, sans doute tuées par de l'insecticide; il savoura enfin d'anciens pruneaux dont le jus sentait le moisi, était tout à la fois aquatique et tombal.
De retour chez lui, il alluma d'abord le feu dans sa chambre à coucher et dans son cabinet; puis il inspecta les pièces.
Il ne s'était pas trompé; le concierge avait bousculé le ménage avec la même brutalité, la même hâte que de coutume. Pourtant, il avait essayé de nettoyer les vitres des cadres, car des traces de doigts marquaient les glaces.
Durtal essuya avec un linge mouillé ces empreintes, défit les plis en tuyaux d'orgue des tapis, tira ses rideaux, polit avec un torchon les bibelots qu'il mit en ordre; partout il constatait de la cendre écrasée de cigarette, de la poudre de tabac, des copeaux de crayons taillés, des plumes privées de becs et mangées de rouille. Il découvrait également des cocons de poils de chat, des brouillons déchirés, des morceaux de papier épars, lancés à coups de balai, dans tous les coins.
Il en venait à se demander comment il avait pu si longtemps tolérer des meubles obscurcis et glacés par les crasses-et à mesure qu'il époussetait, son indignation s'augmentait contre Rateau. -et ça! Fit-il, apercevant ses bougies devenues jaunes ainsi que des chandelles. Il les changea. -là, voyons, c'est mieux. -il organisa le désarroi convaincu de son bureau, espaça des cahiers de notes, des livres traversés par des coupe-papiers, posa un vieil in-folio ouvert sur une chaise. -le symbole du travail! Se dit-il, en riant. -puis il passa dans sa chambre à coucher, rafraîchit avec une éponge humide le marbre de la commode, lissa le couvre-pied du lit, remit droits les cadres de ses photographies et de ses gravures et il pénétra dans le cabinet de toilette. Là, il s'arrêta, découragé. C'était, sur une étagère de bambou, au-dessus de la tablette du lavabo, un tohu-bohu de fioles. Il empoigna résolument les flacons de parfums, débarbouilla les goulots et les bouchons à l'émeri, frotta les étiquettes avec de la gomme élastique et de la mie de pain, puis il savonna la cuvette, trempa les peignes et les brosses dans de l'eau saturée d'ammoniaque, fit manoeuvrer son vaporisateur et injecta la pièce de poudre de lilas de Perse, lava les toiles cirées du parquet et du mur, étrilla le petit cheval, essuya le dossier et les barreaux de la chaise basse. Pris d'une fringale de propreté, il raclait, émondait, récurait, imbibait, séchait à tour de bras. Il n'en voulait plus au concierge maintenant; il trouvait même qu'il ne lui avait plus laissé assez d'objets à fourbir, à rendre neufs.
Puis il se rasa de frais, se brillanta la moustache, procéda à une nouvelle toilette minutieuse à grande eau, se demanda, en s'habillant, s'il devait enfiler des bottines à boutons ou des pantoufles, jugea que les bottines étaient moins familières et plus dignes, se résolut pourtant à nouer une cravate lâche, à endosser une vareuse, pensant que cette toilette négligée d'artiste plairait à cette femme.
– là, ça y est, -dit-il, après un dernier coup de brosse. Il retourna dans les autres pièces, fourgonna les feux, donna enfin à dîner au chat qui rôdait, ahuri, flairant tous les objets lavés, les jugeant sans doute différents de ceux qu'il frôlait, sans s'en occuper, tous les jours.
Et l'en-cas qu'il oubliait! Durtal posa près de la cheminée une bouillotte, distribua sur un ancien plateau de laque, des tasses, la théière, le sucrier, des gâteaux, des bonbons, des petits verres en bordure, afin de les avoir prêts sous la main, aussitôt qu'il estimerait que le moment était venu de les servir.
Cette fois, c'était achevé; le logement est sévèrement épouillé, elle peut arriver, se dit-il, en alignant dans ses rayons quelques livres dont les dos dépassaient ceux des autres. Tout est bien, sauf… sauf le verre de ma lampe qui est piqué, dans son renflement, à la hauteur de la mèche, de points de caramel, et tigré de jus de pipe; mais ça, je suis incapable de l'enlever, et puis je n'ai pas envie de me brûler les doigts; au reste, en baissant un peu l'abat-jour, on ne l'aperçoit pas.
Voyons, comment vais-je m'y prendre, lorsqu'elle viendra? Se demanda-t-il, en s'enfonçant dans son fauteuil. Elle entre, bon, je lui prends les mains, je les embrasse; puis, amenée ici, dans cette pièce, je la fais asseoir près du feu, dans ce fauteuil. Je m'installe, moi, en face d'elle, sur cette petite chaise et, en m'avançant un peu, en touchant ses genoux, je puis lui ressaisir et lui enlacer les mains; de là, à la faire se pencher vers moi qui me soulèverais, il n'y a qu'un pas.
J'atteins alors ses lèvres et je suis sauvé!
Eh non, pas tant que cela! Car c'est alors que l'aria commence. Je ne puis songer à la conduire dans la chambre à coucher. Le déshabillage, le lit, ce n'est tolérable que lorsque l'on se connaît déjà. à ce point de vue, les entames d'amour sont hideuses et m'atterrent. Je ne les concevrais qu'avec un souper à deux, avec un tantinet de vin fou qui exalterait la femme, je voudrais qu'elle fût prise dans un étourdissement, qu'elle ne se réveillât qu'étendue sous de subreptices baisers, dans l'ombre. à défaut de souper ce soir, il est nécessaire qu'elle et moi, nous nous évitions de mutuels embarras, que nous rehaussions la misère de cet acte par une allure de passion, par un tourbillon effaré d'âme; il faut donc que je la possède, ici même, et qu'elle puisse s'imaginer que je perds la tête, alors qu'elle succombe.
Ce n'est pas commode à arranger dans cette pièce qui manque de canapé ou de divan. Pour bien faire, il convient que je la renverse sur le tapis; elle aurait, ainsi que toutes les femmes, la ressource de se replier le bras sur les yeux, de se cacher par à peu près la face; moi, j'aurai soin, avant qu'elle ne se relève, de baisser la lampe.
Bien-je vais toujours préparer un coussin pour sa nuque; il en chercha un, le glissa sous le fauteuil. -si je défaisais maintenant mes bretelles, car elles prêtent souvent à de risibles retards. -il les détacha, serra la boucle de son pantalon pour qu'il ne tombât point. Mais, il y a cette damnée question des jupes! J'admire les romanciers qui font déflorer des vierges harnachées dans des robes, sanglées dans des corsets, et cela, naturellement, en un tour de baiser, en un clin d'oeil, comme si c'était possible! -quel ennui tout de même que de se battre avec ces affutiaux, que d'errer dans les plis à empois du linge! Je dois espérer pourtant que Mme Chantelouve a prévu le cas et qu'elle évitera, autant que possible, dans son intérêt même, des difficultés ridicules!
Il consulta sa montre; huit heures et demie. Il ne faut pas l'attendre, avant au moins une heure, se dit-il, car elle viendra ainsi que toutes les femmes, en retard. Que diable peut-elle bien raconter à ce pauvre Chantelouve, pour lui expliquer sa sortie, ce soir?