– les prêtres sataniques sont peut-être en effet relativement rares et les luxures du clergé et les gredineries de l'épiscopat sont évidemment exagérées par une presse ignoble; mais ce n'est pas cela, moi, que je leur reproche. S'ils n'étaient pas que joueurs et libertins, mais ils sont tièdes, ils sont indolents, ils sont imbéciles, ils sont médiocres! Ils commettent le péché contre le Saint Esprit, le seul que l'exorable ne pardonne pas!
– ils sont de leur temps, fit Durtal. Tu ne peux cependant exiger que l'on retrouve, dans le bain-marie des séminaires, l'âme du Moyen Age!
– puis, reprit Carhaix, notre ami oublie qu'il existe des ordres monastiques impeccables, les Chartreux, par exemple…
– oui, et les Trappistes et les Franciscains; mais ce sont des ordres cloîtrés qui vivent à l'abri d'un siècle infâme; prenez, au contraire, celui de Saint Dominique qui est une société salonnière.
C'est lui qui fournit les Monsabré et les Didon, c'est tout dire!
– ce sont les hussards de la religion, les anciens et joyeux lanciers, les régiments chic et pimpants du Pape, tandis que les bons Capucins, ce sont les pauvres tringlots des âmes, dit Durtal.
– s'ils aimaient seulement les cloches! S'écria Carhaix, en hochant la tête; tiens, passe-nous le Coulommiers, dit-il, à sa femme qui enlevait le saladier et les assiettes.
Des Hermies remplissait les verres; ils mangèrent, en silence, le fromage.
– dis donc, reprit Durtal en s'adressant à des Hermies, sais-tu si une femme qui reçoit la visite des incubes a nécessairement le corps froid? Autrement dit, est-ce une présomption sérieuse d'incubat, comme jadis l'impossibilité qu'éprouvaient les sorcières de verser des larmes servait à l'inquisition de preuve pour les convaincre de maléfice et de magie.
– oui, je puis te répondre. Autrefois, les femmes atteintes d'incubat avaient les chairs frigides, même au mois d'août; les livres des spécialistes l'attestent; mais maintenant la plupart des créatures qui subissent ou appellent les amoureuses larves, ont, au contraire, la peau brûlante et sèche; cette transformation n'est pas encore générale mais elle tend à le devenir. Je me rappelle fort bien que le Dr Johannès, celui dont Gévingey t'a parlé, était souvent obligé, au moment où il tentait de délivrer la malade, de ramener le corps à sa température normale avec des lotions d'hydriodate de potasse étendu d'eau.
– ah! Fit Durtal, qui songeait à Mme Chantelouve.
– vous ne savez pas ce qu'est devenu le Dr Johannès?
Questionna Carhaix.
– il vit très retiré à Lyon; il continue, je crois, ses cures de vénéfices et il prêche la bienheureuse venue du Paraclet.
– enfin, quel est ce docteur? Demanda Durtal.
– c'est un très intelligent et un très savant prêtre.
Il a été supérieur de communauté et il a dirigé, à Paris même, la seule revue qui ait jamais été mystique. Il fut aussi un théologien consulté, un maître reconnu de la jurisprudence divine; puis il eut de navrants débats avec la curie du pape à Rome, et avec le Cardinal Archevêque de Paris. Ses exorcismes, ses luttes, contre les incubes qu'il allait combattre dans les couvents de femmes, le perdirent.
Ah! Je me souviens de la dernière fois que je le vis, comme si c'était d'hier! Je le rencontrai, rue de Grenelle, sortant de l'archevêché, le jour où, après une scène qu'il me raconta, il quitta l'église.
Je revois ce prêtre, marchant avec moi, le long du boulevard désert des Invalides. Il était blême et sa voix défaite mais solennelle tremblait.
Il avait été requis et on le sommait de s'expliquer sur le cas d'une épileptique qu'il disait avoir guérie, à l'aide d'une relique, de la robe sans couture du Christ, conservée à Argenteuil. Le Cardinal, assisté de deux grands vicaires, l'écoutait, debout.
Quand il eut terminé et qu'il eut en outre fourni les renseignements qu'on lui réclamait sur ses cures des sortilèges, le Cardinal Guibert dit:
– vous feriez mieux d'aller à la Trappe!
Et je me rappelle, mot pour mot, sa réponse:
– si j'ai violé, les lois de l'église, je suis prêt à subir la peine de ma faute; si vous me croyez coupable, faites un jugement canonique et je l'exécuterai, je le jure sur mon honneur sacerdotal; mais je veux un jugement régulier, car, en droit, personne n'est tenu de se condamner soi-même, nemo se tradere tenetur, dit le Corpus Juris Canonici.
Il y avait un numéro de sa revue, sur une table. Le Cardinal désignant une page, reprit:
– c'est vous qui avez écrit cela?
– oui, éminence.
– ce sont des doctrines infâmes! -et il alla, de son cabinet dans le salon voisin, criant: sortez d'ici!
– alors, Johannès s'avança jusqu'à la porte du salon et, tombant à genoux sur le seuil même de la pièce, il dit:
– éminence, je n'ai pas voulu vous offenser; si je l'ai fait, j'en demande pardon.
Le Cardinal criait plus fort: sortez d'ici ou j'appelle! Johannès se releva et partit. -tous mes vieux liens sont rompus, fit-il, en me quittant.
– il était si sombre que je n'eus pas le courage de le questionner!
Il y eut un silence. Carhaix s'en fut sonner ses volées, dans la tour; sa femme enleva le dessert et la nappe; des Hermies prépara le café; Durtal roula, pensif, sa cigarette.
Et quand Carthaix revint, comme enveloppé dans une brume de sons, il s'écria:
– tout à l'heure, vous parliez, des Hermies, des Franciscains. Savez-vous que cet ordre devait rester si pauvre qu'il ne pouvait posséder même une cloche? Il est vrai que cette règle s'est un peu relâchée, car elle était par trop difficile à observer et par trop dure! Maintenant, ils ont une cloche, mais une seule!
– ainsi que la plupart des abbayes, alors.
– non, car presque toutes en ont plusieurs, souvent trois, en l'honneur de la sainte et triple Hypostase!
– mais voyons, le nombre des cloches est donc limité pour les monastères et les églises?
– c'est-à-dire qu'autrefois il l'était. Il y avait une hiérarchie pieuse des sons; les cloches d'un couvent ne devaient point sonner quand les cloches de l'église entraient en branle. Elles étaient les vassales, demeuraient respectueuses et fluettes, à leur rang, se taisaient, alors que la suzeraine parlait aux masses. Ces principes consacrés, en 1590, par un canon du concile de Toulouse et confirmés par deux décrets de la congrégation des rites, ne sont plus suivis. Les observances de Saint Charles Borromée qui voulait qu'une église cathédrale eût de cinq à sept cloches, une collégiale trois et une paroissiale deux, sont abolies; aujourd'hui, les églises ont plus ou moins de cloches, suivant qu'elles sont plus ou moins riches!
Mais ce n'est pas tout de causer, où sont les petits verres?
La femme les apporta, serra la main de ses hôtes et s'en fut. Alors, tandis que Carhaix versait le cognac, des Hermies dit à voix basse:
– je n'ai pas parlé devant elle, car ces sujets la troublent et l'effraient, mais j'ai reçu une singulière visite, ce matin, celle de Gévingey qui se sauve auprès du Dr Johannès, à Lyon. Il prétend avoir été envoûté par le chanoine Docre qui serait actuellement à Paris, de passage.
Qu'ont-ils eu ensemble? Je l'ignore; toujours est-il que Gévingey est dans un fichu état!
– qu'a-t-il, au juste? Demanda Durtal.
– je n'en sais absolument rien. Je l'ai ausculté avec soin, visité sur toutes les coutures. Il se plaint de coups d'aiguilles du côté du coeur. J'ai constaté des troubles nerveux et c'est tout; ce qui est plus inquiétant, c'est un état de dépérissement inexplicable pour un homme qui n'est ni cancéreux ni diabétique.
– ah çà, je suppose, dit Carhaix, qu'on n'envoûte plus les personnes avec des images de cire et des épingles, avec la " Manie " ou la " Dagyde ", comme cela s'appelait, au bon vieux temps?
– non, ce sont des pratiques maintenant surannées et presque partout omises. Gévingey que j'ai confessé, ce matin, m'a raconté de quelles extraordinaires recettes se sert l'affreux chanoine.