C'était une liqueur épaisse, sucrée autant que l'anisette, mais encore plus féminine et plus douce; seulement, quand on avait avalé cet inerte sirop, dans les lointains des papilles, un léger fumet de céleri passait.
– ce n'est pas mauvais, s'exclama l'astrologue, mais c'est bien moribond et il versa dans son verre une vivante lampée de rhum.
– quand on y songe, reprit Durtal, le troisième règne est aussi annoncé par ces mots du pater " que votre règne arrive! " -certes, dit le sonneur.
– voyez-vous, jeta Gévingey, l'hérésie existerait surtout et alors elle deviendrait tout à la fois démente et absurde, si l'on admettait, comme le font quelques paraclétistes, une incarnation authentique et charnelle. Tenez, rappelez-vous le fareinisme qui a sévi, depuis le dix-huitième siècle, à Fareins, un village du Doubs, où se réfugia le jansénisme chassé de Paris, après la fermeture du cimetière de saint-Médard. Là, un prêtre, François Bonjour, recommence les crucifixions des miraculées, les scènes galvaniques qui infestèrent la tombe du diacre Pâris; puis, cet abbé s'éprend d'une femme qui prétend être enceinte des oeuvres du prophète Elie, lequel doit, d'après l'apocalypse, précéder la dernière arrivée du Christ. Cet enfant vient au monde, puis un second qui n'est autre que le Paraclet.
Celui-là exerça le métier de négociant en laines à Paris, fut colonel de la garde nationale sous le règne de Louis-philippe et mourut dans l'aisance, en 1866. C'était un Paraclet de magasin, un rédempteur à épaulettes et à toupet!
Après lui, en 1866, une dame Brochard, de Vouvray, affirme à qui veut l'entendre que Jésus s'est réincarné en elle. En 1889, un bon fol du nom de David fait paraître à Angers, une brochure intitulée " la voix de Dieu ", dans laquelle il se décerne le modeste titre de " messie unique de l'esprit saint créateur " et nous révèle qu'il est entrepreneur de travaux publics et qu'il porte une barbe blonde d'une longueur de 1 mètre 10. à l'heure actuelle, sa succession n'est pas tombée en déshérence; un ingénieur nommé Pierre Jean a récemment parcouru à cheval les provinces du midi en annonçant qu'il était le saint-esprit; à Paris, Bérard, un conducteur d'omnibus, de la ligne de Panthéon-courcelles, atteste également qu'il corporise le Paraclet, tandis qu'un article de revue avère que l'espoir de la rédemption fulgure en la personne du poète Jhouney; enfin, en Amérique, de temps à autre, des femmes paraissent qui soutiennent qu'elles sont le messie et qui recrutent des adhérents parmi les illuminés des revivals.
– cela vaut, fit Carhaix, la théorie de ceux qui confondent Dieu et la création. Dieu est immanent dans ses créatures; il est leur principe de vie suprême, la source du mouvement, la base de leur existence, dit saint Paul; mais il est distinct de leur vie, de leur mouvement, de leur âme. Il a son moi personnel, il est celui qui est, dit Moïse.
Le saint-esprit aussi, par le Christ en gloire, va être immanent dans les êtres. Il sera le principe qui les transforme et les régénère; mais cela n'exige point qu'il s'incarne. Le saint-esprit procède du père par le fils; il est envoyé pour agir mais il ne peut se matérialiser; soutenir le contraire c'est de la folie pure! C'est choir dans les schismes des gnostiques et des fratricelles, dans les erreurs de Duclin De Novare et de sa femme Marguerite, dans les immondices de l'abbé Beccarelli, dans les abominations de Ségarelli De Parme qui, sous prétexte de se rendre enfant pour mieux symboliser l'amour simple et naïf du Paraclet, se faisait emmaillotter, coucher entre les bras d'une nourrice qu'il têtait, avant de se vautrer dans les bas-fonds!
– mais enfin, dit Durtal, tout cela me semble peu clair. Si je vous comprends, l'esprit saint agira par une effusion en nous; il nous transmuera, nous rénovera l'âme, par une sorte de purgation passive, pour parler la langue théologique.
– oui, il doit nous purifier et l'âme et le corps.
– comment le corps?
– l'action du Paraclet, reprit l'astrologue, doit s'étendre au principe de la génération; la vie divine doit sanctifier ces organes qui, dès lors, ne peuvent plus procréer que des êtres d'élection, exempts des boues originelles, des êtres qu'il ne sera plus nécessaire d'éprouver dans le fourneau de l'humiliation, comme dit la bible. Telle était la doctrine du prophète Vintras, cet extraordinaire illettré qui a écrit de si solennelles et de si ardentes pages. Elle a été continuée, amplifiée, après sa mort, par son successeur, par le Dr Johannès.
– mais alors c'est le paradis terrestre! S'écria Des Hermies.
– oui, c'est le règne de la liberté, de la bonté, de l'amour!
– voyons, voyons, fit Durtal, je m'y perds, moi.
D'une part, vous annoncez l'arrivée du saint-esprit, de l'autre l'avènement glorieux du Christ. Ces deux règnes se confondent-ils ou doivent-ils se succéder?
– il convient de distinguer, répondit Gévingey, entre la venue du Paraclet et le retour victorieux du Christ. L'une précède l'autre. Il faut d'abord qu'une société soit recréée, embrasée par la troisième hypostase, par l'amour, pour que Jésus descende, ainsi qu'il l'a promis, des nuées, et règne sur des peuples formés à son image.
– et le pape qu'en faites-vous dans tout cela?
– ah! C'est là un des points les plus curieux de la doctrine johannite. Les temps, depuis la première apparition du messie, se divisent, vous le savez, en deux périodes, la période du sauveur victimal et expiant, celle où nous sommes, et l'autre, celle que nous attentons, la période du Christ, lavé de ses crachats, flamboyant dans la suradorable splendeur de sa personne. Eh bien! Il y a un pape différent pour chacune de ces ères; les livres saints annoncent, ainsi que mes horoscopes, du reste, ces deux souverains pontificats.
C'est un axiome de la théologie que l'esprit de Pierre vit en ses successeurs. Il y vivra, plus ou moins effacé, jusqu'à l'expansion souhaitée du saint-esprit. Alors Jean qui a été mis en réserve dit l'evangile, commencera son ministère d'amour, vivra dans l'âme des nouveaux papes.
– je ne comprends pas bien l'utilité d'un pape, alors que Jésus sera visible, fit Des Hermies.
– il n'a, en effet, de raison d'être et il ne peut exister que pendant l'époque réservée aux effluences du divin Paraclet. Le jour où dans le tourbillon des glorieux météores, Jésus paraît, le pontificat de Rome cesse.
– sans approfondir ces questions sur lesquelles on pourrait discuter pendant des ans, j'admire, s'écria Durtal, la placidité de cette utopie qui s'imagine que l'homme est perfectible! -mais non, à la fin, la créature humaine est née égoïste, abusive, vile.
Regardez donc autour de vous et voyez! Une lutte incessante, une société cynique et féroce, les pauvres, les humbles, hués, pilés par les bourgeois enrichis, par les viandards! Partout le triomphe des scélérats ou des médiocres, partout l'apothéose des gredins de la politique et des banques! Et vous croyez qu'on remontera un courant pareil? Non, jamais, l'homme n'a changé; son âme purulait au temps de la genèse, elle n'est, à l'heure actuelle, ni moins fétide. La forme seule de ses péchés varie; le progrès c'est l'hypocrisie qui raffine les vices!
– raison de plus, riposta Carhaix; si la société est telle que vous la dépeignez, il faut qu'elle croule! Oui, moi aussi, je pense qu'elle est putréfiée, que ses os se carient, que ses chairs tombent; elle ne peut plus être, ni pansée, ni guérie. Il est donc nécessaire qu'on l'inhume et qu'une autre naisse. Dieu seul peut accomplir un tel miracle!