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Juste comme il se réveillait, Bougainville entra dans sa chambre et ouvrit les fenêtres.

L'abbé jeta un cri de surprise et d'admiration: les fenêtres donnaient sur la mer.

À un quart de lieue en rade se balançait gracieusement la Boudeuse, affourchée sur ses ancres.

– Oh! demanda l'abbé Rémy, qu'est-ce que ce magnifique bâtiment?

– Mon ami, dit Bougainville, c'est la Boudeuse, où nous sommes attendus pour dîner.

– Comment, tu veux que je m'embarque?

– Bon! tu serais venu au Havre, et tu t'en retournerais sans avoir visité un bâtiment? Mais, cher ami, c'est comme si tu allais à Rome sans voir le pape.

– C'est vrai, dit l'abbé Rémy; mais quand revenons-nous?

– Cela te regarde… après dîner, quand tu voudras… Tu donneras tes ordres; c'est toi qui seras capitaine à mon bord.

– Eh bien, partons plus tôt que plus tard… Nous avons mis quatorze heures pour venir; mais je mettrai bien cinq ou six jours pour m'en aller.

– Que t'importe, puisque tu as permission pour une semaine?

– Je sais bien; mais, vois-tu, c'est Marianne…

– Te figures-tu les cris de joie qu'elle poussera en te revoyant?

– Tu crois que ce seront des cris de joie?

– Mordieu! je l'espère bien!

– Moi aussi, je l'espère, dit l'abbé d'un air qui prouvait qu'il y avait dans son esprit plus de doute que d'espérance.

Puis, en homme qui a jeté son bonnet par-dessus les moulins:

– Allons, allons, dit-il, à la frégate!

Bougainville semblait être servi par des génies, et ces génies semblaient obéir à l'abbé Rémy. De même que, lorsque celui-ci avait crié: «Au Havre!» il avait trouvé la calèche tout attelée, de même, en criant: «À la frégate» il trouva la yole du capitaine toute parée.

Il descendit dans la barque, s'assit près de Bougainville, qui prit le gouvernail. Douze matelots attendaient, les rames levées.

Bougainville fit un signe; les douze rames retombèrent, battant l'eau d'un mouvement si égal, qu'elles ne frappèrent qu'un seul coup.

La yole volait sur la mer comme ces araignées des eaux qui glissent sur leurs longues pattes.

En moins de dix minutes, on était à bord.

Il va sans dire que cette merveille maritime qu'on appelle une frégate éveilla au plus haut degré l'enthousiasme du bon abbé Rémy; il demanda à Bougainville le nom de chaque mât, de chaque vergue, de chaque agrès.

De voiles, il n'en était pas question: toutes étaient carguées.

Au milieu de la nomenclature des différentes pièces qui composent un bâtiment, on vint prévenir le capitaine qu'il était servi.

L'abbé et lui descendirent dans la salle à manger.

La salle à manger pouvait le disputer en commodité et en élégance à celle du plus riche château des environs de Paris.

L'abbé marchait d'étonnement en étonnement.

Par bonheur, quoiqu'on fût au 15 novembre, la mer était magnifique: il faisait une de ces belles journées d'automne qui semblent un adieu envoyé à la terre par ce soleil d'été que l'on ne reverra que dans six mois.

L'abbé Rémy n'avait pas le moindre mal de mer, ce qui lui valut les félicitations des officiers supérieurs admis à la table du capitaine, et celles du capitaine lui-même.

Cependant, vers le milieu du dîner, il lui sembla que le mouvement de la frégate augmentait.

Bougainville répondit que c'était le reflux, et se livra à l'exposé d'une savante théorie sur les marées.

L'abbé Rémy écouta avec la plus grande attention et le plus vif plaisir la dissertation scientifique de son ami, et, comme il n'était pas étranger aux sciences physiques, il fit, de son côté, des observations qui parurent ravir en admiration les officiers.

Le dîner se prolongea plus longtemps que les convives ne le croyaient eux-mêmes.

Rien ne trompe sur la durée des heures comme une conversation intéressante arrosée de bon vin.

Puis arriva le café, ce doux nectar pour lequel l'abbé Rémy avouait sa prédilection.

Celui du capitaine Bougainville offrait un si savant et si heureux mélange de moka et de marlinique, qu'en le sirotant, à petites gorgées, l'abbé Rémy déclara n'en avoir jamais pris de pareil.

Puis, après le café, vinrent les liqueurs, ces fameuses liqueurs de madame Anfoux, qui faisaient les délices des gourmets de la fin du dernier siècle.

Enfin, les liqueurs savourées, l'abbé Rémy proposa de remonter sur le pont.

Bougainville ne fit aucune opposition à ce désir; seulement, il fut obligé, dans l'escalier, de donner le bras à son ami, lequel attribuait naïvement son défaut d'équilibre au vin de Champagne, au café moka et aux liqueurs de madame Anfoux.

La frégate marchait bâbord amures, le cap au nord-nord-ouest, ayant le vent grand largue, toutes voiles dehors, des bonnettes basses aux bonnettes de perroquet.

Il n'y avait pas jusqu'aux voiles d'étai qui ne fussent déployées.

On pouvait filer onze noeuds à l'heure.

Le premier sentiment du bon abbé fut tout à l'admiration que lui causait ce chef-d'oeuvre d'architecture maritime endimanché de toutes ses voiles.

Puis il s'aperçut que la frégate marchait.

Puis il regarda autour de lui.

Puis il poussa un cri de terreur.

La terre de France n'apparaissait plus que comme un nuage à l'horizon.

Il regarda Bougainville d'un air qui contenait toute la gamme des reproches que peut faire à un ami la confiance trompée.

– Mon cher, lui dit Bougainville, j'ai eu tant de bonheur à te revoir, toi, mon plus ancien et mon plus cher camarade, que j'ai résolu que nous ne nous quitterions que le plus tard possible… Il me fallait un aumônier à bord de ma frégate; j'ai demandé pour toi cette place à Sa Majesté, qui t'a fait la grâce de te l'accorder avec mille écus d'appointements… Voici ton diplôme.

L'abbé Rémy jeta un regard effaré sur sa nomination.

– Mais, dit-il, où allons-nous?

– Faire le tour du monde, mon cher.

– Et combien de temps cela peut-il demander, de faire le tour du monde?

– Oh! de trois ans à trois ans et demi tout au plus… Mais compte plutôt trois ans et demi que trois ans.

L'abbé se laissa tomber anéanti sur le banc de quart.

– Oh! murmura-t-il, je n'oserai jamais me représenter devant Marianne!…

– Je te promets de te reconduire jusqu'au presbytère, et de faire ta paix avec elle, dit Bougainville.

Le 15 mai 1770, la frégate la Boudeuse rentrait dans la port de Saint-Malo.

Il y avait juste trois ans et demi qu'elle avait quitté le Havre; Bougainville ne s'était pas trompé d'un jour.

Dans l'intervalle, elle avait fait le tour du monde.

Dieu seul sait ce qui se passa dans la première entrevue qui eut lieu entre l'abbé Rémy et Marianne!

UN FAIT PERSONNEL

Parlons d'une lettre de moi qui a fait beaucoup plus de bruit que je ne désirais qu'elle en fit, et surtout qu'elle n'était appelée à en faire.

Un jour, un de mes amis vint me dire, tout indigné, que mademoiselle Augustine Brohan, correspondante du Figaro, sous le nom de Suzanne, venait sinon d'insulter, du moins d'attaquer Victor Hugo.

Je voudrais qu'une fois pour toutes on comprît bien le triple sentiment qui m'attache à Victor Hugo.

Je le connais depuis la soirée de Henri III, c'est-à-dire depuis le 11 février 1828; depuis ce jour, il est mon ami; depuis longtemps, j'étais son admirateur: je le suis toujours.

Seulement, aujourd'hui à ces deux sentiments s'en joint un troisième, pour lequel je cherche inutilement un nom. C'est au coeur de le comprendre; mais la langue ne peut l'exprimer.

Victor Hugo est proscrit.

Qu'éprouve de plus, pour un homme proscrit, celui qui déjà l'aime et l'admire?

Quelque chose comme une religion.

Eh bien, c'était contre cette religion que, à mon avis, venait d'être commis un acte qui ressemblait à un sacrilége, surtout de la part d'une artiste dramatique, surtout de la part d'une actrice qui a joué dans les pièces de Hugo, surtout de la part d'une femme!