En 1830, je donnai ma démission de bibliothécaire adjoint, afin d'avoir le droit non-seulement d'avoir une opinion, mais encore de la dire tout haut.
Je perdis immédiatement la protection de mon bienfaiteur couronné, et jamais depuis je ne la reconquis, ni n'essayait de la reconquérir.
Mais, en compensation, je conservai une amitié bien précieuse: celle du prince royal.
Ah! celui-là fut mon véritable bienfaiteur.
J'obtins de lui la grâce d'un homme condamné aux galères.
J'obtins de lui la vie d'un homme condamné à mort.
Aussi, envers celui-là, ma reconnaissance ne s'est point démentie: je l'ai aimé et respecté vivant; mort, je le vénère.
Racontons en deux mots comment se nouèrent plus tard les relations que j'eus l'honneur d'avoir avec M. le duc de Montpensier.
C'était à la première représentation des Mousquetaires, à l'Ambigu, le 27 octobre 1845.
La pièce en était au huitième ou dixième tableau, et était en train de conquérir le succès qui se traduisit par cent cinquante ou cent soixante représentations consécutives.
Le duc de Montpensier assistait à la représentation.
Pasquier, son chirurgien, vint frapper à ma loge.
– Le duc de Montpensier te demande, me dit-il.
– Pour quoi faire?
– Mais pour te faire ses compliments.
– Je ne le connais pas.
– Vous ferez connaissance.
– Je suis en redingote et en cravate noire.
– Un jour de triomphe, on n'y regarde pas de si près.
Je suivis Pasquier.
Trois mois après, la direction du Théâtre-Historique était accordée à M. Hostein.
Un an plus tard, le Théâtre-Historique jouait la Reine Margot, comme pièce d'ouverture.
Je paye aujourd'hui deux cent mille francs ce bienfait de M. le duc de Montpensier; mais je ne lui en suis pas moins reconnaissant.
Et la preuve, c'est que, le 4 mars 1848, c'est-à-dire sept jours après la révolution de février, au milieu de l'effervescence républicaine qui remplissait les rues de bruit et de clameurs, j'écrivis cette lettre dans le journal _la Presse_:
_À monseigneur le duc de Montpensier_.
«Prince,
» Si je savais où trouver Votre Altesse, ce serait de vive voix, ce serait en personne que j'irais lui offrir l'expression de ma douleur pour la grande catastrophe qui l'atteint personnellement.
» Je n'oublierai jamais que, pendant trois ans, en dehors de tout sentiment politique et contrairement aux désirs du roi, qui connaissait mes opinions, vous avez bien voulu me recevoir et me traiter presque en ami.
» Ce titre d'ami, monseigneur, quand vous habitiez les Tuileries, je m'en vantais; aujourd'hui que vous avez quitté la France, je le réclame.
» Au reste, monseigneur, Votre Altesse, j'en suis certain, n'avait point besoin de cette lettre pour savoir que mon coeur est un de ceux qui lui sont acquis.
» Dieu me garde de ne pas conserver dans toute sa pureté la religion de la tombe et le culte de l'exil.
» J'ai l'honneur d'être avec respect,
» Monseigneur, de Votre Altesse royale,
» Le très-humble et très-obéissant serviteur,
» ALEX. DUMAS.»
À cette époque, et pendant le moment d'effervescence où l'on se trouvait, il y avait quelque danger à écrire une pareille lettre.
Et vous allez le voir, chers lecteurs.
Le lendemain ou le surlendemain du jour où cette lettre parut, il y avait, à la Bastille, inhumation des citoyens tués pendant les trois jours de 1848.
Ils allaient rejoindre les patriotes de 1789 et de 1830.
J'assistai à cette fête, avec mon costume de commandant de la garde nationale de Saint-Germain.
Je revenais de la Bastille.
Depuis quelque temps, j'entendais une rumeur grossissante derrière moi.
À l'entrée de la rue de la Grange-Batelière, je crus m'apercevoir que j'étais l'objet de cette rumeur, et je me retournai.
En effet, un homme avait ameuté une cinquantaine d'individus et me suivait avec eux.
En voyant que je me retournais, cet homme vînt à moi.
– C'est donc toi, citoyen Alexandre Dumas, me dit-il, qui appelle Montpensier _monseigneur_?
– Monsieur, lui répondis-je avec ma politesse accoutumée, j'appelle toujours un exilé _monseigneur_; c'est une mauvaise habitude peut-être; mais, que voulez-vous! elle est prise ainsi.
– Eh bien, tiens, continua le citoyen X…, voilà pour ta peine.
Et, à ce mot, il tira un pistolet de dessous son paletot, et me le mit sur la poitrine.
Un jeune homme que je ne connaissais pas, M. Émile Mayer, qui demeure aujourd'hui rue de Buffaut, n° 17, releva avec son bras le pistolet du citoyen X…
Le pistolet partit en l'air.
J'avais tiré mon sabre du fourreau; je pouvais le passer au travers du corps du citoyen X…; je jugeai la reprêsaille inutile; je rentrai chez moi.
L'événement se passa en plein jour et devant deux cents personnes; il est donc incontestable, et, s'il était contesté, vingt témoins seraient là pour affirmer ce que je raconte.
Le bruit n'en est pas venu jusqu'à mademoiselle Brohan.
Cela n'a rien d'étonnant; on faisait tant de bruit à cette époque, surtout au Théâtre-Français, où mademoiselle Rachel chantait la Marseillaise.
Mais le bruit en vint jusqu'à M. le prince de Joinville.
Lorsqu'il fut question de former l'Assemblée constituante, un de ses aides de camp vint me trouver de sa part.
C'était un capitaine de frégate.
– Monsieur Dumas, me dit-il, le prince de Joinville désire se mettre sur les rangs pour la députation.
Je m'inclinai, attendant la suite de l'ouverture.
Le capitaine continua.
– Il me charge de vous demander votre avis sur la façon dont doit être rédigée sa profession de foi.
– Ah! répondis-je, monsieur, c'est bien simple! Et je pris une feuille de papier, et j'écrivis:
«Saint-Jean d'Ulloa.-Tanger.-Mogador.» Retour des cendres de Sainte-Hélène.» JOINVILLE.»
– Voilà, dis-je en remettant la feuille de papier au capitaine, la meilleure profession de foi que, à mon avis, puisse faire M. le prince de Joinville.
Le prince de Joinville adopta une autre rédaction.
Je crois qu'il eut tort.
L'Assemblée nationale réunie, on discuta la loi d'exil.
J'avais alors un traité avec le journal _la Liberté_. J'y étais entré au mois de mars, lorsqu'il tirait à douze ou treize mille exemplaires.
Au 15 mai suivant, il tirait à quatre-vingt-quatre mille.
_La Liberté_ était devenue une puissance.
C'était un M. Lepoitevin Saint-Alme qui en était rédacteur en chef.
Je crus devoir protester contre la loi d'exil, qui frappait tous les membres de la famille d'Orléans.
J'apportai ma protestation à M. Lepoitevin Saint-Alme, qui refusa de l'insérer.
Je rompis mon traité avec _la Liberté_.
Puis j'allai porter ma protestation de journal en journal.
Tous refusèrent.
J'allai à la Commune de Paris, c'est-à-dire dans la gueule du lion. J'attaquais tous les jours Sobrier et Blanqui.
La Commune de Paris fit ce qu'aucun journal n'avait osé faire, elle inséra ma protestation.
Ce n'est pas tout.
Lorsque le prince Louis-Napoléon fut nommé président de la République, je lui adressai, le 19 décembre 1848, une lettre sur le même sujet, et qui fut publiée par le Journal _l'Événement_.
Étrange coïncidence, _l'Événement_, dans lequel je demandais le rappel de tous les exilés, était le journal de Victor Hugo!
Ceux qui désireront lire cette lettre la trouveront à la date du 19 décembre.
Enfin, lorsque le roi Louis-Philippe mourut, je fis le voyage de Paris à Claremont pour assister à son convoi, comme, dix ans auparavant, j'avais fait le voyage de Florence à Dreux pour assister à celui du duc d'Orléans.
Selon toute probabilité, ces différents faits ne sont point parvenus à la connaissance de mademoiselle Augustine Brohan.