– Parce que j'ai le droit d'y être, monsieur, me répondit-il, comme un homme sûr de son droit.
– Qui êtes-vous donc?
– Je suis le premier murmure,
J'inclinai la tête sous cette réponse. Cet homme, mon chef de comparses, était, en effet, le premier murmure.
Que de fois je l'avais déjà entendu, ce malheureux premier murmure, qui a toujours le droit d'être là! que de fois je devais l'entendre encore!
– Ah! lui répondis-je, je te connais, tu es l'esclave qui suivait à Rome le char du triomphateur, et qui lui criait, au milieu des couronnes, des fanfares, des bravos, des applaudissements, des palmes: «César, souviens-toi que tu es mortel!» Seulement, tu ne t'appelles pas le premier murmure, tu t'appelles l'Envie; seulement, tu n'es pas un homme, tu es un serpent!
Eh bien, ce premier murmure, je venais de l'entendre derrière moi, à cette seconde période de mon histoire de Cambacérès.
– Messieurs, dis-je, par grâce, laissez-moi achever.
On concéda.
– Un jour, continuai-je, que ce grand légiste donnait un de ces dîners dont lui seul et son cuisinier avaient le secret, il reçut un si magnifique poisson, que cuisinier et maître restèrent en admiration devant lui.
– Oh! nous connaissons l'anecdote, dit une voix:
Et le turbot fut mis à la sauce piquante.
– Messieurs, vous vous trompez: ce n'était point un turbot, c'était un saumon, et il fut mangé, non pas avec une sauce piquante, mais avec une sauce hollandaise.
Le silence se rétablit; l'interrupteur avait vu qu'il était dans son tort.
– Mais, au moment, continuai-je, où maître et cuisinier étaient en admiration, voilà que l'on annonce un second saumon. On le déballa négligemment, et seulement à cause de la longueur de sa bourriche, qui semblait exagérée. L'étonnement fut grand lorsqu'on le mettant à côté du premier, on vit qu'il avait trente-deux centimètres de plus, et lorsqu'on le placant dans une balance, on reconnut qu'il l'emportait sur l'autre de deux livres et demie. Jamais on n'avait vu saumon de pareille taille.
– Pardon, monsieur, me dit une voix, mais il me semble que vous vous éloignez de plus en plus de la question.
– Au contraire, je m'en rapproche. Laissez-moi dire, et vous verrez.
Le premier murmure devint second murmure.
Je fis comme on fait au bal de l'Opéra; je lui dis: «Je te connais, beau masque,» et je continuai.
– Que faire de deux pareils poissons? L'archichancelier en était presque à regretter le second, qui le mettait dans un pareil embarras. Enfin il se frappa le front, un sourire s'épanouit sur ses lèvres éloquentes et gourmandes:
»-Le dîner a lieu demain, dit-il au maître d'hôtel; faites cuire les deux poissons, vous recevrez des ordres subséquents.
» Oh était habitué à ne plus s'inquiéter de rien en politique et en cuisine, quand l'archichancelier avait dit:
»-Soyez tranquille.
» On ne s'inquiéta plus de rien.
» Le même soir, les ordres furent donnés.
» Le lendemain, à six heures précises, les convives étaient à table.
» Pendant le potage, qui était une bisque aux écrevisses, on leur avait annoncé le saumon comme un monstre marin dont ils n'avaient aucune idée.
» Les convives de Cambacérès, qui avaient vu ce qu'il y a de mieux en poissons de tout genre, et qui croyaient naturellement n'avoir plus rien à voir sous ce rapport, attendaient donc avec une dédaigneuse confiance l'apparition du prétendu monstre.
» On n'avait pas longtemps à l'attendre, il devait venir en relevé de potage.
» Au moment solennel, la porte de la salle à manger s'ouvrit, on entendit résonner dans le lointain la marche des Samnites.-Un chef parut, un candélabre à la main, suivi de quatre marmitons en costume d'une entière blancheur, portant sur leurs épaules une planche de cinq pieds de long sur laquelle, au milieu d'une mer d'herbes odoriférantes, dormait le saumon attendu.
» Quoique ce fût le moins grand des deux, sa vue excita une clameur universelle.
» Les convives, pour mieux voir, se levèrent; les plus petits montèrent sur leur chaise, et la procession commença sa promenade autour de la salle à manger.
» On en était au plus fort de l'admiration, quand un marmiton maladroit glisse et tombe, entraînant son compagnon dans sa chute.
» Il n'y eut qu'un cri, cri de terreur, non pas pour les deux marmitons,-qui s'inquiétait de deux pareils drôles!-mais pour le saumon.
» Le saumon, en effet, était cuit trop à point pour supporter impunément une pareille chute.
» Il se brisa en dix morceaux.
»-Ah! firent les convives d'un seul cri, mais en modulant leur sensation sur vingt tons différents qui remplirent la gamme de la douleur, depuis le soupir jusqu'au sanglot.
» Au milieu de ce concert de désolation, on entendit une voix qui disait:
»-Que voulez-vous, messieurs! c'est un petit malheur.
» Chacun se retourna vers celui qui venait de prononcer ce blasphème.
» C'était le maître de la maison, qui, au milieu de ce désastre, était resté le front calme et le visage souriant.
» Tous les bras devinrent des points d'interrogation et se dressèrent vers lui.
»-Qu'on en apporte un autre! dit-il d'un air impératif et avec un geste de commandement qui rappelait le grand Condé.
» Chacun resta stupéfait.
» Au même instant, la musique, qui avait cessé comme si elle eût été frappée du même coup que les convives, reprit plus animée que jamais.
» On entendit le piétinement d'une nouvelle procession.
» Un nouveau chef entra, portant deux candélabres au lieu d'un.
» Il était suivi, non plus de quatre, mais de huit marmitons, portant, non plus une planche de six pieds, mais de dix, et sur cette planche gisait, non plus au milieu du cerfeuil, de la pimprenelle et du persil, mais sur un lit des fleurs les plus rares, le véritable colosse, le véritable monstre, le saumon gigantesque destiné à être mangé, et dont l'autre n'était que la miniature.
» L'esprit des gourmands est ordinairement d'une grande finesse.
» Il n'y eut pas un des convives qui ne comprît l'admirable comédie culinaire qui venait d'être jouée devant lui.
» Toutes les voix éclatèrent en un seul cri:
»-Vive monseigneur l'archichancelicr! vive le soutien de l'Empire!
» Cambacérès se rassit modestement et ne dit que ces deux mots:
»-Messieurs, mangeons.
– Eh bien, me demanda une voix, que signifie votre histoire?
– Cela signifie, messieurs, que le saumon de cinq pieds a fait une chute, et que l'on va vous en servir un de sept. Voulez-vous vous trouver ici jeudi prochain? D'ici là, je ferai une autre pièce, que j'aurai l'honneur de vous lire.
– Et ce drame, comment s'appellera-t-il? demanda la même voix interrogative.
– Il s'appellera le Salteador, Pascal Bruno ou les Gardes forestiers, à votre choix.
– Va pour les Gardes forestiers, dit la même voix.
– À jeudi donc les Gardes forestiers, messieurs.
Le grand saumon avait fait son effet; on m'entoura, on m'applaudit, on me félicita.
– Que cherchez-vous? me demanda Jenneval.
– Je cherche le premier murmure.
– Oh! soyez tranquille, me dit-il en riant, il est allé vous attendre dans la salle.
Au nombre des personnes qui assistaient à la lecture était un de mes vieux amis, nommé Berteau.
Nous étions déjà amis avant de nous connaître.-Nous sommes restés amis après nous être connus, et nous nous sommes connus en 1834, voilà de cela tantôt vingt-quatre ans.
Une amitié qui a âge d'homme, c'est respectable.