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J'avais, en outre, retrouvé dans la troupe un garçon d'un grand talent, qui avait créé à Bruxelles le rôle de Mazarin dans mon drame de la Jeunesse de Louis XIV, arrêté par la censure parisienne.

On l'appelle Romanville.

Encore un qui devrait être à Paris, et qui n'y est pas.

En outre, étaient venues de Paris: mademoiselle Henriette Nova, charmante actrice déjà applaudie à l'Ambigu, et la petite Dubreuil, qui tient à neuf ans ce que les autres actrices promettent à peine à dix-huit.

Carré et M. Herbeley complétaient cet ensemble, auquel la meilleure troupe de drame de Paris eût porté envie.

Donc, grâce à eux, succès et grand succès. Maintenant, n'en parlons plus, et revenons au château d'If.

Ce n'était pas que je ne connusse le château d'If, si j'étais pressé d'y aller. Je le connais depuis 1834; en 1834, j'y fis une visite avec le même Berteau, que vous avez vu en 1858 m'accompagner à la Blancarde, et Méry, que nous laissâmes sur le rivage, comme une Ariane volontairement abandonnée.

C'est que Méry a le mal de mer rien qu'à regarder le balancement d'un bateau; aussi mîmes-nous sa peur à rançon; il ne fut racheté du voyage qu'à la condition qu'au retour il y aurait deux cents vers faits.

Au retour, il y en avait deux cent cinquante. Méry est de bonne mesure et donne toujours plus qu'on ne lui demande.

À l'époque où je visitai pour la première fois le château d'If,-1834-l'ombre de Mirabeau y régnait en souveraine. On n'y montrait que le cachot de Mirabeau; on n'y parlait que de Mirabeau; on n'y racontait que les faits et gestes de Mirabeau.

Depuis 1834, tout est bien changé.

Canaris! Canaris! nous t'avons oublié!

s'écrie Victor Hugo.

Hélas! Mirabeau est aujourd'hui bien plus oublié au château d'If que Canaris en Grèce.

Qui est cause de cet oubli?

Votre serviteur, qui a eu le malheur de faire un roman en une douzaine de volumes, intitulé _Monte-Cristo_.

Avant d'être Monte-Cristo, Monte-Cristo fut Dantès.

Vous vous en souvenez bien; Dantès passe quatorze ans avec l'abbé Faria dans les cachots du château d'If, et n'en sort qu'en se substituant à celui-ci dans le sac qu'on jette à la mer.

Or, voilà que la légende fausse a pris la place de l'histoire vraie; voilà qu'on ne raconte plus au château d'If la captivité de Mirabeau, mais la fuite de Dantès.

Déjà, en 1847, quand j'ai fait représenter _Monte-Cristo_ en deux journées, au Théâtre-Historique, j'avais écrit à Marseille pour avoir une vue du château d'If.

Le dessin me fut envoyé avec cette exergue:

_Vue du château d'If, prise de l'endroit où Dantès a été précipité._

Depuis ce temps, la tradition n'a fait que croître et embellir. Un concierge fait sa fortune au château d'If-fortune de concierge, bien entendu-en six à sept ans, vend son fonds comme Boissier fait de son magasin, Philippe, de son restaurant, madame Prévost, de sa boutique de fleurs, et se retire avec des rentes.

Un journal a même été plus loin: il a annoncé qu'un de ces concierges enrichis m'avait, reconnaissant à son dernier soupir, laissé cent mille francs.

C'est possible, mais aucun notaire ne m'a encore écrit pour jne faire des communications à ce sujet.

Tant il y a que j'arrivai au château d'If pour me faire raconter l'histoire de Dantès comme à un étranger, et que, comme à un étranger, le concierge, ou plutôt la concierge, dans un baragouin espagnol impossible à comprendre, il faut lui rendre cette justice, me raconta l'histoire de Dantès.

Rien n'y manquait, je dois le dire, ni le corridor creusé d'un cachot à l'autre, ni la mort de Faria, ni la fuite du prisonnier.

Quelques pierres avaient même été tirées de la muraille pour donner plus de vraisemblance à la chose.

En sortant, je donnai au concierge un certificat constatant que toute cette histoire était parfaitement conforme au roman.

Mais j'avoue que j'écoutais le récit de la digne concierge avec une certaine distraction.

Au moment où j'avais pris une barque sur la Canebière,-la première venue,-un des bateliers qui étaient amarrés au quai avait dit quelques mots tout bas à l'oreille de son camarade, c'est-à-dire à celui que j'avais choisi. Il s'en était suivi une réponse de la part de mon batelier, puis une transaction qui avait eu pour résultat de mettre dix francs dans la poche du patron de ma barque.

Moyennant ces dix francs, le batelier étranger s'était établi à l'avant, avait pris un aviron de chaque main, et, tandis que son confrère restait les bras croisés sur la Canebière, il avait fait force de rames vers le château d'If, où, après une demi-heure de navigation, il nous avait heureusement déposés.

Il était clair que le bonhomme m'avait acheté à son collègue, et que le marché avait eu lieu à forfait pour dix francs.

Aussi, en mettant pied à terre, tirai-je quinze francs de ma poche, pensant que c'était le moindre bénéfice que je pusse donner à un homme qui avait estimé à dix francs l'honneur de me conduire.

Mais lui, secouant la tête:

– Non, monsieur Dumas, dit-il, ce n'est rien.

– Ah! ah! dis-je, vous me connaissez?

– Eh! tron de l'air, si je ne vous avais pas connu, je ne vous eusse pas acheté.

– Mais raison de plus, puisque vous m'avez acheté, pour que je vous rembourse au moins le prix que je vous ai coûté.

– Ah! sous ce rapport-là, je suis payé.

– Comment cela?

– Par le plaisir de vous avoir conduit. Ah ça! vous croyez donc que, parce qu'on est un pauvre batelier, on est une brute? Point. Oh! oh! on vous a lu, allez! La femme vous a lu, les enfants vous ont lu.

– Mais, mon ami, tout cela n'est pas une raison pour que vous me conduisiez gratis au château d'If; qu'est-ce que je dis, gratis! pour que vous donniez dix francs pour me conduire.

– L'imbécile! dit-il avec cet accent provençal qui prend une si grande expression dans la bouche d'un Marseillais; quand je pense qu'il ne vous connaît pas! Moi, vous seriez descendu dans mon bateau, et l'on fût venu m'offrir cent francs pour céder mon bateau, que je ne l'eusse pas cédé.

– Mais, mon Dieu, fis-je en me grattant l'oreille, cela m'embarrasse beaucoup.

– Oh! il n'y a pas d'embarras là-dedans. Voilà mon bateau, _la Ville-de-Paris_. Vous êtes à Marseille pour huit jours, quinze jours, un mois; _la Ville-de-Paris_ est à votre disposition pendant tout le temps que vous serez à Marseille.

– Mais pas comme aujourd'hui, pas gratis, cher ami?

– Gratis, au contraire, ou, sans cela, l'affaire ne se fait pas.

– Cependant…

– Voilà comme je suis; seulement, si vous êtes trop fier pour accepter, eh bien, vous ferez de la peine à un de vos meilleurs amis, voilà tout.

Je lui tendis la main.

– J'accepte, lui dis-je.

– Alors, donnez vos ordres pour demain.

– Demain, à onze heures, je vais déjeuner à la Réserve.

– À onze heures, on vous attendra. Mais ne vous gênez pas, si ce n'est que pour midi, on vous attendra encore, on vous attendra toute la journée.

– Mais je vais vous ruiner, mon ami!

– Bah! vous ne me ferez jamais tant perdre que vous m'avez fait gagner! Mais vous êtes notre boulanger; c'est vous qui nous avez cuit notre pain avec votre roman de _Monte-Cristo_. À partir du mois d'avril jusqu'au mois de novembre, on n'entend sur la Canebière que cette phrase-là, avec dix accents différents: «Batelier, au château d'If!» Mais, si nous n'étions pas un tas d'ingrats, nous vous ferions une pension.

– Alors, n'en parlons plus; à demain onze heures.

– À demain onze heures.

Le lendemain, à onze heures, j'étais sur la Canebière; mon homme m'attendait. Je me fis conduire à la Réserve; je commandai un excellent déjeuner pour deux; puis, quand le déjeuner fut servi:

– Faites prévenir mon batelier que je l'attends, dis-je à Isnard.

On prévint mon batelier, qui monta en tordant son chapeau entre ses doigts.