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» Le seul botaniste qui se rapproche un peu de ton avis sur le lotus est M. Lemaout, qui, à la page 319 d'un très beau volume édité par Curmer, parle du nymphaea lotus, qui est, dit-il, le lotos des Égyptiens; il le représente comme blanc avec un bord rosé. C'est le lotus le plus blanc dont il ait jamais été fait mention, et il n'est pas si blanc que le tien, que tu donnes comme aussi blanc que la neige de l'Himalaya. D'ailleurs, à la page 322 du même volume, M. Lemaout n'est plus du tout de ton avis, ni de son avis de la page 319.

» Le nelumbo, dit-il, est le lotos sacré qui couronne le front d'Osiris; il a la fleur rose.

» Nulle part il n'est question du lotus à pétales transparents ni à pétales féminins. Ce lotus t'appartient donc entièrement; on ne l'a jamais vu, ainsi que la tulipe noire, que dans tes livres.

» Je suis dans mon droit en te faisant cette chicane, comme l'était le savetier qui critiqua la chaussure représentée par ce peintre de l'antiquité: _Ne sutor ultrà crepidam_. J'admire le reste comme je le dois.

» ALPHONSE KARR.»

_Réponse d'Alexandre Dumas_.

Tu comprends, cher ami, combien je suis sensible à l'honneur que tu me fais en me plaçant en si bonne compagnie; mais cet honneur, non point par fierté, mais par honnêteté, au contraire, je suis forcé de m'y soustraire.

J'ai enrichi, dis-tu, ton jardin des romanciers d'un lotus blanc comme la neige qui couronne le sommet de l'Himalaya, et c'est à ce lotus de mon invention que je dois d'être présenté par toi au chrysanthème à fleurs bleues de madame Sand, au rosier sans épines de Victor Hugo et à l'azaléa grimpante de Balzac.

Cher ami, tu sais bien que l'homme n'invente pas. Hélas! je suis homme, et n'ai pas même inventé le lotus blanc.

C'est Dieu, le grand inventeur de toute chose, qui a encore inventé celle-là.

Et je vais t'en donner la preuve, contre-signée par M. Belfield-Lefèvre.

Écoute ce que dit, dans le Dictionnaire de la Conversation, article lotus, ce savant botaniste:

LOTUS, LOTOS.

«Les écrivains de l'antiquité, naturalistes, historiens et philosophes, font fréquente mention d'une espèce végétale, qu'ils désignent sous le nom de lotos

» 1° Plante arborescente.

» 2° Plante aquatique.

» Trois espèces végétales distinctes qui croissaient dans les eaux du Nil et y formaient des bouquets de verdure, étaient désignées et vénérées par les anciens Égyptiens, sous le nom de lotos.

» La première de ces espèces, surnommée par quelques naturalistes anciens, le cyamue aegyptiacus, a été décrite par Hérodote sous le nom de lis rose. Sa racine, épaisse et charnue, servait d'aliment; sa fleur avait deux fois la grandeur de celle du pavot, et son fruit, que l'on comparait à un rayon circulaire de miel, renfermait, dans des alvéoles creusées à sa face supérieure, une trentaine de fèves arrondies. Il y a tout lieu de croire que cette plante aquatique, qui a aujourd'hui complètement disparu des eaux du Nil et qu'on ne retrouve que dans l'Inde, n'est autre que le nymphaea nelumbo de Linné, le nelumbium speciosum de Wildenow.

» La deuxième espèce,-attention, mon cher Alphonse, _nous brûlons_, comme on dit dans les jeux innocents;-la deuxième espèce offrait, selon Hérodote, des racines tubéreuses et charnues; des fleurs GRANDES ET BLANCHES comme celles du lis, des fruits semblables à ceux du pavot et renfermant une multitude de grains dont on faisait une sorte de pain. Au coucher du soleil, elle fermait sa corolle et se retirait sous les eaux, pour ne reparaître à la surface qu'au retour de cet astre. Cette espèce, différenciée de l'espèce précédente, et par la forme de la racine, et par la COULEUR DE LA FLEUR, et par la structure du fruit, était, suivant toute probabilité, le nymphaea lotus de Linné, QUI CROIT ENCORE AUJOURD'HUI dans les eaux du Nil.

» Enfin, une troisième espèce croissait dans le Nil, et se distinguait de la précédente par ses feuilles non dentées, et par ses fleurs plus petites et d'une belle teinte bleue; c'est la plante que les Arabes désignent sous le nom de linoufar

Tu vois, cher ami, que je suis, à regret, obligé de sortir de ton paradis terrestre, à moins que, comme Adam, mon aïeul, je ne veuille m'exposer à en être chassé.

Et cela m'est d'autant plus pénible, que les honneurs de ce jardin embaumé m'eussent été faits par une rose que tu viens d'inventer, et qui, à l'heure qu'il est, est le plus bel ornament de ce fantastique parterre, par la ROSE MOUSSEUSE.

Dans le même feuilleton où tu me chicanes sur mon lotus blanc, tu disais, cher ami, passant de la botanique au Code pénal, du jardin des romanciers au palais de justice:

«Un magistrat a rendu aux roses un hommage que je ne puis passer sous silence. Un gredin émérite, galérien évadé, paraissait devant le tribunal. Il avait un habit noir, une chaîne à son gilet, des gants de couleur claire, des cheveux gras et frisés, et une ROSE MOUSSEUSE ornait sa boutonnière…»

Excuse-moi, mon cher Alphonse; je connais la rose du Caucase, la rose du Kamtschatka, la rose bractiolée de Chine, la rose Turneps, de la Caroline, la rose luisante des États-Unis, la rose de mai, la rose de Suède, la rose des Alpes, la rose de Sibérie, la rose jaune du Levant, la rose de Nankin, la rose de Damas, la rose du Bengale, la rose de Provence, la rose de Champagne, la rose de Saint-Cloud, la rose de Provins, la rose MOUSSUE même; je connais enfin les trois mille variétés de roses du Bon Jardinier, mais je ne connais pas la ROSE MOUSSEUSE.

Est-ce une rose nouvelle, cher Alphonse, que tu aurais obtenue en l'arrosant avec du vin de Champagne MOUSSEUX Aï-Moët ou Clicot?

C'est possible, après tout.

En ce cas, si ce n'est point par trop indiscret de te demander une pareille faveur, à la séve d'août, c'est-à-dire à l'époque où ta rosé mousseuse MOUSSERA, envoie-m'en quelques greffes pour un jardin que je suis en train de faire sur ma fenêtre.

_Réplique d'Alphonse Karr_.

Tu m'as bien l'air, mon cher Dumas, de vouloir t'échapper de mon jardin des romanciers.

Tu n'as pas espéré que je te laisserais ainsi partir sans faire quelques efforts pour te retenir;-comme j'ai fait, il y a quelques années, dans ce petit jardin au bord de la mer, où nous avons passé ensemble quelques bonnes heures étendus sur l'herbe.

Tu prétends avoir prouvé que tu n'as pas inventé de «lotus à pétales transparents, blancs comme les neiges de l'Himalaya.»

Voyons ta preuve.

C'est une preuve par champions comme l'ancien jugement de Dieu.-Voyons donc les champions:

_Pour le lotus blanc._ _Contre le lotus blanc._

Théophraste. Hérodote…. Athénée.

Porret. Belfield-Lefebvre… Barthélemy. Savigny.

Lemaout, p. 319… Lemaout, p. 322.

Alexandre Dumas… Alphonse Karr.

Je ne veux pas abuser de l'avantage du nombre; je ne compterai pas les champions;-je les pèserai: d'abord, tu produis un ancien, c'est-à-dire une de ces opinions quasi religieusement respectées, dès notre enfance, sous peine de pensums.

Je sais qu'Hérodote a une grande réputation de véracité.

Aussi je lui oppose deux anciens,-Théophraste, qui a fait une histoire des plantes, et un peu notre Labruyère, et Athénée, un grammairien, et ensuite un savant moderne et vivant;-je mets trois savants dont un est mort, ce qui lui donne un éminent avantage,-les morts ne gênent personne, et on se sert d'eux contre les vivants qui vous gênent.