Heureusement, le docteur Patak se trompe. Nic est fort et, même sans l’aide du diable, il pourra guérir. Surtout s’il n'écoute pas les conseils du docteur Patak…
Le récit du docteur montre une chose: les menaces de la voix dans l’auberge étaient réelles. Etait-ce un avertissement à ceux qui veulent faire comme Nic? L'entrée dans le château des Carpathes est interdite! À partir de cet instant, Werst, Vulkan et même toute la vallée des deux Sils vivent dans la peur. On parle de quitter la région. Comment vivre à coté de ce château et ses êtres surnaturels? Pendant la première semaine de juin, les habitants de Werst ne travaillent pas dans les champs: frapper la terre peut faire sortir des fantômes! Ils ferment leurs portes et leurs fenêtres et restent chez eux.
Maître Koltz veut rassurer les habitants, mais lui aussi a peur. On voit encore de la fumée au-dessus de la cheminée du donjon. La nuit, les nuages au-dessus du château sont éclairés. Le vent du sud-ouest amène le bruit de mugissements[54] terribles. Et on sent le sol qui bouge. Mais les habitants exagèrent[55] peut-être ce qu’ils entendent, voient et sentent.
L'auberge de Jonas reste vide. Mais, heureusement pour lui, deux visiteurs frappent à sa porte dans la soirée du 9 juin, vers huit heures.
— Qui est là? demande Jonas.
— Deux voyageurs.
— Vivants?
— Très vivants. Mais si vous nous laissez mourir de faim dehors, nous serons bientôt morts.
Jonas ouvre la porte et les deux voyageurs demandent deux chambres. Jonas les examine avec attention: ce sont bien deux êtres humains. Quelle chance pour son auberge!
Le plus jeune a environ trente-deux ans. Il est grand et son allure est noble. Il a les yeux noirs, des cheveux châtains et sa barbe est taillée avec élégance.
— Je suis le comte Franz de Télek, et voici mon soldat Rotzko.
Rotzko a une quarantaine d’années. Il est grand et fort et sa moustache est épaisse. Son allure est militaire. Il porte un sac de soldat et une valise légère. C'est d’ailleurs le seul bagage du comte qui voyage souvent a pied. Ce sont eux que Frik a rencontrés dix jours plus tôt. Jonas leur montre deux chambres. Puis, les deux hommes commandent un repas.
— Il n’y a pas grand monde dans votre auberge? s'étonne Franz de Télek.
— Il est tard, répond Jonas. On se couche avec les poules [56] ici.
— Il n’y a personne dans la rue principale. Pourquoi?
— Nous sommes… samedi et demain… c'est dimanche.
Bien sur, Jonas ne veut pas donner les vraies raisons. Ces deux étrangers ne doivent pas partir aussitôt… «J espère que la voix ne va pas reparler pendant le diner.» pense-t-il. Les deux hommes mangent avec beaucoup d'appétit. Puis, ils vont dans leur chambre. «J'espère que la voix ne va pas les réveiller pendant la nuit.» pense Jonas.
Mais la nuit se passe très bien. Le lendemain, de nombreux habitants viennent devant l’auberge. Ils veulent voir les étrangers. Vers huit heures, les deux hommes sont dans la grande salle et déjeunent. Jonas est devant sa porte. Il sourit à tous ses anciens clients pour leur dire «Mes clients vont bien, vous ne devez plus avoir peur de mon auberge!» D’ailleurs, à neuf heures, Koltz entre dans l’auberge. Presque aussitôt, Hermod, Frik et trois ou quatre autres habitués le suivent. Le docteur Patak, lui, n'ose pas encore entrer chez Jonas. Koltz est surtout là pour faire paver la taxe de passage aux étrangers. Franz de Télek est surpris, mais il la paye. Il propose ensuite à Koltz et Hermod de s’asseoir avec eux. Jonas leur sert alors les meilleures liqueurs de sa cave.
— Votre taxe rapporte beaucoup d'argent? demande le jeune comte.
— Non, pas beaucoup, répond Kortz.
— Les étrangers ne visitent pas votre région?
— Rarement. C’est dommage, car elle vaut le coup [57].
— Je pense la même chose. Les vallées de la Sil et les montagnes sont magnifiques.
— Faites donc l’ascension du Paring, dit Hermod.
— Je n'ai pas le temps. Je dois partir demain pour Karlsburg. Pourquoi rester plus longtemps ici d’ailleurs? Les environs n'offrent rien de curieux.
— En effet, rien de curieux…, dit Koltz.
— Non… rien… de curieux, répète Hermod.
— Oh!… Oh!…, dit Frik
«Tais-toi, imbécile», lui dit Koltz à voix basse. Frik ne doit pas dire les secrets du pays à un étranger. Il ne faut pas lui donner envie de quitter le village. Ce berger n'a pas plus d'intelligence que le dernier de ses moutons!
Mais le comte est intéressé:
— Y a-t-il une merveille à visiter ici?
— Non! Non! répondent les clients de l'auberge.
Mais le comte remarque la peur sur leur visage.
— Qu'y a-t-il donc? demande-t-il.
— Il y a, répond Rotzko, le château des Carpathes. Ce berger vient de me dire ce nom à l’oreille.
Koltz est donc obligé de tout raconter. Le comte ne connaît pas grand-chose à la science. Mais c’est un homme de bon sens et il croit peu aux légendes. Pour lui, la fumée du donjon et le son de la cloche ont des explications simples.
— Il y a autre chose, monsieur le comte, dit Koltz. Il est impossible de pénétrer dans le château. Notre forestier et notre docteur ont essayé et un malheur est arrivé.
Koltz raconte les aventures de Nic Deck et Patak.
— La peur devait retenir les pieds de votre docteur, dit le comte. Des esprits n'habitent pas ce château. Ce sont plutôt des voleurs qui veulent se cacher. Vous êtes tous superstitieux [58], ils le savent et vous font croire à un château hanté[59].
Les clients ne sont pas d'accord avec cette explication.
— Croyez ce que vous voulez, dit le comte. Ce n’est pas le diable qui m’empêche de visiter ce château, c'est le temps!
N’est-ce pas dangereux de traiter les esprits comme cela? Les paroles du comte vont-elles amener une nouvelle catastrophe? Les mauvais esprits les entendent-ils? La voix va-t-elle parler une nouvelle fois?
Maître Koltz parle de la voix mystérieuse de l’auberge. Le comte hausse les épaules. Pour lui, la voix existe dans l'imagination des clients à cause des liqueurs du Roi Mathias. Quelques clients sortent de l’auberge, ils ne veulent pas rester plus longtemps avec ce jeune homme!
— Je vois que votre village a peur, dit le comte. J'ai la solution: demain je parlerai aux autorités de Karlsburg. Elles enverront des gendarmes qui arrêteront les malfaiteurs de votre château.
Les notables de Werst ne croient pas en cette solution: les gendarmes ne peuvent rien contre des êtres surhumains avec des pouvoirs surnaturels.
— Mais, au fait, dit le jeune comte, à qui appartient le château des Carpathes?
— À une ancienne famille du pays, la famille des barons de Gortz, répond Koltz.
— La famille du baron Rodolphe? s’écrie le comte.
— Oui.
— Vous savez ce qu’il est devenu?
— Non, il n’est plus au château depuis des années.
Franz de Télek devient tout blanc. Il répète d’une drôle de voix:
— Rodolphe de Gortz!
Chapitre 5.
C’était sa voix!
Les comtes de Télek appartiennent à une très ancienne famille de Roumanie. Mais, aujourd’hui, ils sont tous morts, à part le comte Franz de Télek.