Franz veut prévenir la police de Karlsburg de la présence de malfaiteurs au château. Mais, pour cela, il a besoin d’en savoir plus. Vers trois heures de l’après-midi, il va donc voir Nic Deck dans la maison de maître Koltz.
Nic est assis dans un grand fauteuil. Il va mieux et peut de nouveau se lever pour serrer la main du comte.
— Monsieur Deck, croyez-vous à la présence d’êtres surnaturels dans le château?
— Bien sûr ! Comment expliquer mon état sinon ?
Nic raconte son aventure au château. Pour Franz, ces événements peuvent s'expliquer facilement: les malfaiteurs possèdent sans doute une machinerie pour produire des effets visuels et sonores. Et le docteur Patak n’a pas pu bouger à cause de sa grande peur.
— Ou bien un piège caché dans les herbes du fossé a retenu ses pieds, dit Franz.
— Un piège fait des blessures aux jambes. Et celles du docteur n'ont pas de traces. Et comment ce piège s’est-il ouvert tout seul ensuite?
Franz ne connait pas la réponse.
— Je n'ai pas rêvé, continue Nic. J’ai eu une secousse [69] d’une force surnaturelle. Et je suis resté pendant huit jours dans mon lit sans pouvoir bouger mon bras et mes jambes.
— Cela ne vient pas d’un être surnaturel, car les êtres surnaturels n'existent pas. Un jour, nous expliquerons cela de façon simple. Mais, dites-moi, depuis quand le baron Rodolphe a-t-il disparu du château?
— Depuis vingt ans environ. On dit qu’il est mort à l’étranger très peu de temps après son départ du château.
— On se trompe ! Je l’ai vu vivant il y a cinq ans en Italie, à Naples.
— Vous l’avez vu il y a cinq ans ? Et depuis ?
— Je n’ai pas entendu parler de lui.
— Peut-être est-il de nouveau dans son château. Mais, dans ce cas, quel intérêt a-t-il de se cacher là-haut?
— Aucun.
Pourtant, l’idée de Nic Deck fait son chemin dans l’esprit de Franz de Télek. Mais le comte ne veut pas parler de son passé. D'ailleurs, Nic dit:
— S’il est dans le château, il est le Chort. Car seul le diable peut attaquer de cette façon.
Le jeune comte demande à Nic de rester loin du château. Cette histoire est maintenant l'affaire de la police de Karlsburg, pas la sienne. Il quitte ensuite la maison de Koltz et regagne l’auberge du Roi Mathias. A six heures, il dine avec Rotzko dans la grande salle. Vers huit heures, Rotzko sort fumer sa pipe sur la terrasse. Franz reste seul. Il pense à la dernière représentation de la Stilla. Il se souvient du visage du baron de Gortz et de sa lettre de menace. Il commence peu à peu à s'endormir. Soudain, il croit entendre une voix. Il se lève et écoute. Oui, il entend bien une mélodie:
— Nel giardino de’ mille fiori, Andiamo, mie cuore [70].
Franz la connaît. La Stilla a chanté cet air lors de sa dernière représentation. Franz est heureux de l'entendre encore une fois. Puis, la voix diminue et disparait.
Franz se lève d'un bond. Il cherche la voix, mais il n’y a que le silence.
— Sa voix! Oui, c’était sa voix! Je l'aimais tant.
Mais il ne veut pas y croire et dit:
— Je dormais et j’ai rêvé!
Chapitre 6.
Prisonnier dans le château des Carpathes !
Le lendemain, Franz deTélek se réveille très tôt. Il doit quitter le village de Werst dans la matinée. Il veut visiter les villes de Petrosenv et de Livadzel, s’arrêter une journée à Karlsburg, et passer quelque temps à Kolosvra, la capitale de la Transylvanie. Ensuite il prendra le train pour parcourir les provinces de la Hongrie centrale.
Depuis la terrasse, Franz observe le château des Carpathes. Va-t-il prévenir la police à Karlsburg ? Il l’a dit hier, mais, ce matin, il hésite.
Qu’est devenu le baron Rodolphe de Gortz ? Est-il mort? Vit-il encore? Peut-il habiter dans le château? Orfanik, cet étrange savant, est-il avec lui? Orfanik est-il l’auteur des phénomènes étranges du château? Et, dans ce cas, Franz doit-il s’occuper des affaires de Gortz ? Toutes ces questions troublent le jeune homme. Rotzko le rejoint sur la terrasse :
— Mon maître, Gortz est peut-être dans le château, mais nous devons l’y laisser.
— Tu as raison, Rotzko. Les habitants de Werst savent comment régler ce problème.
— Bien sûr, ils peuvent prévenir eux-mêmes la police de Karlsburg.
— Dans ce cas, nous nous mettrons en route après le déjeuner. Mais, nous ferons un détour [71] vers le Plesa.
— Pourquoi?
— Je désire voir cet étrange château des Carpathes de plus près. Mais, surtout, ne dis rien aux villageois.
Rotzko n'est pas content de ce détour. Mais Franz veut voir le château. Est-ce à cause de la voix de la Stilla dans l’auberge hier soir? A-t-il rêvé ou non?
A midi, Maître Koltz, la jolie Miriota, le magister Hermod, le docteur Patak, le berger Frik et de nombreux habitants viennent dire au revoir au comte. Nic Deck est là aussi. Il se sent déjà beaucoup mieux. D’après le docteur Patak, c'est grâce à ses soins.
— Monsieur le comte, dit Koltz, n’oubliez pas de prévenir la police à Karlsburg.
— Je vais le faire. Mais, si je n’ai pas le temps, faites-le vous-mème. Les gendarmes peuvent régler cette affaire en moins de quarante-huit heures.
— Sauf si des esprits habitent dans le château, dit Frik.
— Ce n’est pas un problème, répond Franz. Les bottes des gendarmes ne resteront pas collées sur le sol…
— Vous pensez encore que j’ai rêvé? dit le docteur Patak.
— Je ne pense rien.
Les deux hommes saluent les villageois et s’en vont. Après deux heures de marche, ils s’arrêtent pour se reposer. C’est à cet endroit qu’ils doivent bifurquer [72] pour prendre la direction du château. Le comte ne dit rien. Il est dans ses souvenirs. L'idée que le baron de Gortz se cache peut-être au fond du château le rend nerveux. Rotzko veut lui dire «Il est inutile d’aller vers ce château. Partons!». Mais il se tait, car il obéit toujours au comte comme un militaire [73]. Une demi-heure plus tard, les deux hommes prennent donc la direction du château. Le chemin à travers les arbres est difficile et il leur faut une heure pour rejoindre la route du col de Vullcan. Ils passent le col vers cinq heures.
Ils ont ensuite besoin d’une heure pour atteindre le plateau d’Orgall. Ils doivent marcher sur des éboulis [74] de pierres. Cela rend la progression lente et dangereuse. Franz va-t-il abandonner devant ces difficultés? Rotzko l’espère, mais il n’en est rien.
A sept heures et demie, les deux hommes arrivent devant le château et son fameux arbre. Franz regarde la construction en silence. Il imagine les salles, les couloirs et tous les coins secrets à l’intérieur. Rodolphe de Gortz peut facilement se cacher dedans. Plus il y pense et plus il le croit.
Pourtant, il n’y a pas de trace de vie autour du donjon: pas de fumée, pas de bruit derrière les fenêtres fermées, même pas un cri d’oiseau. Rotzko reste à l’écart [75]. Il laisse son maître tranquille. Mais, quand le soleil disparait derrière le massif du Plesa, la vallée des deux Sils devient sombre et Rotzko dit:
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