4)
Il restait encore deux membres à venir, sans compter le baron Ursus de Janpolent, qui roulait en voiture vers le lieu du Conseil.
L’un, Agathe Marion, entra dans l’immeuble à dix heures vingt-sept. Il s’arrêta, se retourna et regarda avec insistance, dans la lumière de la porte, le bout de son soulier droit qu’un importun venait d’érafler ; le cuir luisant portait une balafre et le petit bout de peau triangulaire qui se soulevait, en projetant une ombre de forme différente car elle tenait compte du contour apparent de la chose, était horrible à voir. Agathe Marion frissonna et, chassant d’un geste des épaules les vibrations en chair d’oie qui s’agitaient entre ses omoplates, pivota de nouveau. Il reprit sa marche, dit au passage un bonjour à l’huissier et son premier pied entama le plan légèrement matériel de la porte du Conseil, une minute avant l’heure réglementaire.
5)
Le baron Ursus de Janpolent le suivait à trois mètres.
6)
Le dernier était en retard et la séance commença sans lui. Ce qui fait cinq personnes et un huissier, et une personne en retard, qui compte tout de même, soit sept en tout ; en chiffres ronds ? Malheureusement non, car pour un nombre inférieur à dix, il n’y a qu’un chiffre rond : c’est zéro, et c’est différent de sept.
— Messieurs, la séance est ouverte. Je donne la parole au rapporteur qui va vous exposer, beaucoup mieux que je ne saurais le faire moi-même, les progrès de notre affaire depuis la dernière séance.
— Messieurs, je vous rappelle que notre Société, fondée à l’instigation du Directeur technique Amadis Dudu, a pour but la création et l’exploitation en Exopotamie d’un chemin de fer.
— Je ne suis pas de cet avis.
— Mais si, vous vous rappelez bien.
— Oui, c’est vrai. Je confondais…
— Messieurs, depuis notre dernière séance, nous avons reçu du Directeur Dudu une série d’études importantes que les services techniques de la Société ont étudiées dans tous les détails. Il ressort de ceci la nécessité d’envoyer d’urgence à Amadis Dudu un personnel de maîtrise et des agents d’exécution.
— Le secrétaire a été chargé du recrutement à l’issue de la séance dernière, et va, maintenant, nous indiquer les résultats de ses démarches.
— Messieurs, j’ai assuré à notre entreprise le concours d’un des plus remarquables techniciens de l’heure en matière de chemin de fer.
— Je ne suis pas de cet avis.
— Voyons, vous savez bien qu’il ne parle pas de ça !
— Ah ! bon !
— J’ai nommé Cornélius Onte.
— C’est tout ?
— Malheureusement. Cornélius Onte a été victime d’un accident d’automobile. Cependant, grâce aux démarches incessantes effectuées depuis cette date, j’ai réussi à remplacer le technicien remarquable qu’est M. Onte par un ingénieur de grand mérite. Qui plus est, faisant d’une pierre deux coups et un morceau, j’ai fait signer un contrat à un autre ingénieur de talent et à une secrétaire ravissante. Voyez la carte quatre de M. Agathe Marion ; la figure en haut à gauche a un profil, quoique déformé par l’action exercée, sensiblement identique à celui de ladite secrétaire.
— Messieurs, faites passer la carte.
— Je ne suis pas de cet avis.
— Vous nous faites perdre notre temps avec vos interruptions perpétuelles.
— Excusez-moi, je pensais à autre chose.
— Et les agents d’exécution ?
— L’entreprise se présente bien.
— Messieurs, j’ai également embauché à ce jour un médecin et un interne dont la présence sera précieuse lorsque les accidents du travail auront atteint leur plein rendement.
— Je ne suis pas de cet avis.
— Et les agents d’exécution ?
– À la suite d’une convention signée sur place par le Directeur Dudu, la nourriture et le logement du personnel technique de direction seront assurés par le restaurant Barrizone.
— Messieurs, le travail accompli par le secrétaire se révèle d’ores et déjà fructueux. Je vous signale par ailleurs qu’un de mes neveux, Robert Gougnan du Peslot, me paraît la personne rêvée pour accepter les fonctions de directeur commercial de l’affaire. Je vous propose de lui laisser le soin de fixer lui-même ses appointements et d’engager sa secrétaire.
— Parfaitement.
— Quant au personnel technique, on pourrait lui affecter le traitement en vigueur ici, majoré d’une prime de déplacement.
— Je ne suis pas de cet avis.
— Pour une fois il a raison.
— Qu’est-ce qu’un technicien ? Cela ne demande pas de qualités spéciales. Il suffit d’appliquer mécaniquement des choses toutes faites qu’on vous apprend.
— Pas de prime de déplacement.
— Une petite prime de déplacement.
— Il faut réfléchir à la question.
— Messieurs, la séance est levée.
— Rendez-moi ma carte.
— On n’a pas parlé des agents d’exécution.
— Il faut en parler à la prochaine séance.
— Je ne suis pas de cet avis.
Ils se levèrent tous sans ensemble, et dans un remue-ménage peu harmonieux, quittèrent la salle. L’huissier les salua au passage et, traînant sa patte folle, se rapprocha avec lenteur du lieu de la réunion défunte, qu’empuantissaient des fumées révoltantes.
III
Il semble bien établi que les petits enfants et les jeunes animaux tètent tout ce qui leur vient à la bouche, et qu’il faut leur apprendre à téter au bon endroit.
Anne trouvait sa valise bien lourde ; il se demandait s’il n’avait pas eu tort de s’encombrer d’un certain nombre d’articles de seconde nécessité. Il ne se répondait pas par pure mauvaise foi, et ceci lui fit rater la dernière marche de l’escalier ciré. Son pied partit en avant, et dans un geste concomitant, son bras droit projeta la valise à travers la vitre de l’imposte. Il se releva rapidement, franchit la porte d’un bond et rattrapa sa valise comme elle retombait de l’autre côté. Le poids le fit fléchir, et sous l’effort qu’il exerça, son cou se gonfla et rompit le bouton de col en métal radieux qu’il avait acheté cinq ans plus tôt dans une kermesse d’actions de grâces. Sa cravate se desserra aussitôt de plusieurs centimètres, et tout était à refaire. Il ramassa la valise, la lança de l’autre côté de l’imposte au prix d’un cruel effort, courut à reculons la recevoir au pied de l’escalier, et grimpa très vite, en montée arrière, les dix dernières marches. Il poussa un soupir de soulagement en sentant sa cravate se resserrer, et son bouton de col lui chatouiller à nouveau la pomme d’Adam.
Cette fois, il sortit de la maison sans encombre et tourna pour suivre le trottoir.
Rochelle quittait aussi son appartement, et elle se dépêchait pour arriver à la gare avant que le conducteur du train ne tire le coup de pistolet du départ. Par raison d’économie, les Chemins de Fer Nationaux utilisaient de la vieille poudre mouillée, et appuyaient sur la gâchette une demi-heure à l’avance, pour que le coup parte à peu près au moment voulu ; mais certaines fois, il retentissait presque tout de suite. Elle avait perdu beaucoup de temps à s’habiller pour le voyage ; le résultat était exceptionnel.