Ils arrivèrent en bas des marches et traversèrent le couloir. Dans la salle du restaurant, Pippo lisait encore son journal, assis derrière le comptoir, et secouait la tête en marmottant dans son patois.
— Salut, La Pipe, dit Amadis.
— Bonjour, dit Athanagore.
— Bon giorno, dit Pippo.
Amadis et Athanagore sortirent devant l’hôtel. Il faisait chaud et sec et l’air ondulait au-dessus des dunes jaunes. Ils se dirigèrent vers la plus haute d’entre elles, une forte bosse de sable couronnée de touffes vertes, d’où l’on voyait assez loin en rond.
— De quel côté viennent-ils ? demanda Amadis.
— Oh, dit l’archéologue, ils peuvent venir de n’importe quel côté ; il suffit qu’ils se soient trompés de route.
Il regarda avec attention en tournant sur lui-même et s’immobilisa lorsque son plan de Symétrie passa par la ligne des pôles.
— Par là, dit-il en montrant le nord.
— Où ça ? demanda Dudu.
— Ouvrez vos châsses, dit Atha, usant d’un argot archéologique.
— Je vois, dit Amadis. Il n’y a qu’une voiture. Ce doit être le Pr Mangemanche.
On ne voyait encore qu’un petit point vert brillant et, derrière, un nuage de sable.
— Ils sont à l’heure, dit Amadis.
– Ça n’a aucune importance, dit Athanagore.
— Et l’horloge pointeuse, qu’est-ce que vous en faites ?
— Ce n’est pas avec le matériel qu’elle arrive ?
— Si, dit Amadis, mais, en son absence, je pointerai moi-même.
Athanagore le considéra avec stupéfaction.
— Mais, qu’est-ce que vous avez dans le ventre ? demanda-t-il.
— Des tas de saloperies, comme tout le monde, dit Amadis…
Il se tourna dans la direction opposée.
— Des tripes et de la merde. Voilà les autres annonça-t-il.
— On va à leur rencontre ? proposa Athanagore.
— On ne peut pas, dit Amadis. Il en vient des deux côtés.
— On pourrait y aller chacun d’un côté ?
— Pensez-vous ! Pour que vous leur racontiez des bobards ! D’abord, j’ai des ordres. Je dois les recevoir moi-même.
— Bon, dit Athanagore. Eh bien, foutez-moi la paix, moi je m’en vais.
Il planta là Amadis interloqué dont les pieds se mirent à prendre racine, car, sous la couche superficielle de sable, ça poussait bien. Puis il descendit la dune. Il allait à la rencontre du grand convoi.
Cependant, le véhicule du Pr Mangemanche progressait parmi les pleins et les creux avec une grande vitesse. L’interne, plié en trois par le mal au cœur enfonçait sa tête dans une serviette éponge humide et hoquetait avec la dernière inconvenance. Mangemanche ne se laissait pas abattre par si peu de chose et fredonnait gaiement un petit air amerlaud intitulé « Show me the way to go home », tout à fait approprié à la circonstance, tant par les mots que par les notes. Il enchaîna avec habileté en haut d’une forte élévation de terrain, sur « Taking a chance for love » de Vernon Duke et l’interne gémissait à apitoyer un marchand de canons paragrêle. Puis, Mangemanche accéléra dans la descente et l’interne se tut car il ne pouvait pas gémir et dégueuler en même temps, grave lacune due à une éducation trop bourgeoise.
Dans un dernier ronflement du moteur et un râle ultime de l’interne, Mangemanche stoppa finalement devant Amadis qui suivait d’un œil courroucé la progression de l’archéologue à la rencontre du convoi.
— Bonjour, dit Mangemanche.
— Bonjour, dit Amadis.
— Rrrououâh !.. dit l’interne.
— Vous êtes à l’heure, constata Amadis.
— Non, dit Mangemanche, je suis en avance. Au fait, pourquoi ne portez-vous pas des chemises jaunes !
— C’est affreux, dit Amadis.
— Oui, dit Mangemanche, je reconnais qu’avec votre teint terreux, ça serait un désastre. Les jolis hommes seuls peuvent se permettre ça.
— Vous trouvez que vous êtes un joli homme ?
— D’abord, vous pourriez me donner mon titre, dit Mangemanche. Je suis le Pr Mangemanche et pas n’importe qui.
— Question accessoire, dit Amadis. Moi, en tout cas, je trouve que Dupont est plus joli que vous.
— Professeur, compléta Mangemanche.
— Professeur, répéta Amadis.
— Ou docteur, dit Mangemanche, c’est comme vous voudrez. Je suppose que vous êtes pédéraste ?
— Est-ce qu’on ne peut aimer les hommes sans être pédéraste ? dit Amadis. Vous êtes emmerdants, tous à la fin !..
— Vous êtes un vilain mufle, dit Mangemanche. Heureusement que je ne suis pas sous vos ordres.
— Vous êtes sous mes ordres.
— Professeur, dit Mangemanche.
— Professeur, répéta Amadis.
— Non, dit Mangemanche.
— Quoi, non ? dit Amadis. Je dis ce que vous me dites de dire, et vous me dites ensuite de ne pas dire ce que je dis.
— Non, dit Mangemanche, je ne suis pas sous vos ordres.
— Si.
— Si, Professeur, dit Mangemanche et Amadis répéta.
— J’ai un contrat, dit Mangemanche. Je ne suis sous les ordres de personne. Qui plus est, je donne des ordres du point de vue sanitaire.
— On ne m’a pas prévenu, docteur, dit Amadis qui s’amadisouait.
— Ah, dit le professeur, voilà que vous devenez obséquieux.
Amadis passa la main sur son front ; il commençait à être chaud. Le Pr Mangemanche s’approcha de sa voiture.
— Venez m’aider, dit-il.
— Je ne peux pas, professeur, répondit Amadis. L’archéologue m’a planté là, et je ne peux plus me déplanter.
— C’est idiot, dit le Pr Mangemanche. C’est juste une façon qu’on a d’écrire.
— Vous croyez ? dit Amadis anxieux.
— Broutt ! dit le professeur, en soufflant brusquement au nez d’Amadis, qui eut très peur et se sauva en courant.
— Vous voyez ! lui cria Mangemanche.
Amadis revenait, l’air empoisonné.
— Est-ce que je peux vous aider, professeur ? proposa-t-il.
— Ah !.. dit Mangemanche. Enfin vous devenez conventionnel. Attrapez ça.
Il lui lança dans les bras une énorme caisse. Amadis la reçut, chancela, et se la laissa tomber sur le pied droit. Une minute plus tard, il faisait au professeur une imitation réellement convaincante du flamand zazou sur sa patte unique.
— Bien, dit Mangemanche qui se réinstallait au volant. Descendez-la jusqu’à l’hôtel. Vous m’y retrouverez.
Il secoua l’interne qui venait de s’assoupir.
— Hé ! Vous !.. On est arrivés !
— Ah !.. soupira l’interne avec une expression de bonheur béat.
Et puis la voiture descendit la dune en trombe, et il plongea précipitamment dans sa serviette dégoûtante. Amadis regarda le derrière de la voiture et la caisse, et, en boitant, il entreprit de la charger sur ses épaules. Par malheur, il avait le dos rond.
VIII
Au-devant du convoi venait Athanagore, à pas menus, assortis à ses souliers pointus dont la tige de drap beige donnait à ces supports une dignité révolue. Sa culotte courte de toile bise laissait trois fois la place à ses genoux osseux de passer sans encombre et sa chemise kaki, décolorée par les mauvais traitements, blousait à la ceinture. Plus un casque colonial qui restait accroché dans sa tente. Donc, il ne le portait jamais. Il pensait à l’insolence d’Amadis et à comme quoi ce garçon méritait une leçon, ou plusieurs, et encore, ce ne serait pas suffisant. Il regardait par terre, ainsi font d’habitude les archéologues ; ils ne doivent rien négliger, car souvent une découverte est le fruit du hasard, qui rôde ordinairement au ras du sol, ainsi qu’en témoignent les écrits du moine Orthopompe ; ce dernier vivait au Xe siècle, dans un couvent de barbus dont il était le supérieur car lui seul savait calligraphier. Athanagore se rappelait le jour que Lardier venait de lui signaler la présence dans la région du sieur Amadis Dudu, et la lueur d’espoir allumée dans sa cervelle, si c’est là, entretenue par la découverte ultérieure du restaurant et que sa dernière conversation avec Amadis venait de ramener à son état initial d’extinction.