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Maintenant, le convoi venait secouer un peu la poussière de l’Exopotamie ; encore du changement, peut-être des gens aimables. Athanagore avait un mal fou à réfléchir, car c’est une habitude qu’on perd très rapidement dans le désert ; voilà pourquoi ses pensées revêtaient un mode pompier d’expression, un mode de lueurs d’espoir allumées et tout le reste à l’avenant comme la poire.

Or, surveillant ainsi le hasard et le ras du sol, et pensant au moine Orthopompe et au changement, il aperçut un fragment de pierre à moitié recouvert de sable ; à moitié préjugeait de la suite, comme il s’en aperçut dès qu’agenouillé, il s’efforça de le dégager, car il creusa tout autour sans en rencontrer la fin. D’un coup sec de son marteau, il choqua le granit lisse et posa presque immédiatement son oreille contre la surface tiédie par le soleil, dont un rayon moyen tombait plus tôt à cet endroit. Il entendit le son se divertir et s’égarer dans de lointains prolongements de la pierre et comprit qu’il trouverait là de grandes choses. Il repéra le lieu d’après la position du convoi, pour être sûr de le retrouver, et recouvrit soigneusement de sable l’angle usé du monument. Il finissait à peine, et le premier camion passa devant lui, chargé de caisses. Le second suivait de près, il n’y avait encore que des bagages et du matériel. C’étaient de très gros camions, longs de plusieurs dizaines de piédouches, et ils faisaient un bruit jovial ; les rails et les outils brinqueballaient entre les ridelles bâchées, et le chiffon rouge, derrière, dansa devant les yeux de l’archéologue. Plus loin, venait un troisième camion chargé de gens et de bagages, et enfin, un taxi jaune et noir, dont le petit drapeau baissé décourageait l’imprudent. Athanagore aperçut une jolie fille dans le taxi, et il salua de la main. Le taxi s’arrêta un peu plus loin, l’air de l’attendre. Il se hâta.

Angel, assis près du conducteur, descendit et s’avança vers Athanagore.

— Vous nous attendiez ? lui dit-il.

— Je suis venu à votre rencontre, dit Athanagore. Vous avez fait un bon voyage ?

— Ce n’était pas trop dur, dit Angel, sauf quand le capitaine a essayé de continuer sur terre par ses propres moyens.

— Je vous crois sans peine, dit Athanagore.

— Vous êtes Monsieur Dudu ?

— Absolument pas ! Je ne serais pas M. Dudu pour toutes les poteries Exopotamiennes du Britiche Muséomme.

— Excusez-moi, dit Angel. Je ne peux pas deviner.

– Ça ne fait rien, dit Athanagore. Je suis archéologue. Je travaille par ici.

— Enchanté, dit Angel. Moi, je suis ingénieur ; je m’appelle Angel. Dedans, il y a Anne et Rochelle.

Il désigna le taxi.

— Et il y a moi aussi, grommela le chauffeur.

— Certainement, dit Angel. On ne vous oublie pas.

— Je regrette pour vous, dit Athanagore.

— Pourquoi ? demanda Angel.

— Je pense que vous n’aimerez pas Amadis Dudu.

— C’est ennuyeux, ça, murmura Angel. Dans le taxi, Anne et Rochelle s’embrassaient. Angel le savait et il avait mauvaise mine.

— Voulez-vous venir à pied avec moi ? proposa Athanagore. Je vous expliquerai.

— Mais oui, dit Angel.

— Alors, je m’en vais ? dit le chauffeur.

— Allez-vous-en.

L’homme embraya après avoir jeté sur son compteur un regard satisfait. C’était une bonne journée.

Angel regarda malgré lui la vitre arrière du taxi au moment où il démarra. On se rendait compte qu’Anne, de profil, ne s’occupait pas du reste. Angel baissa la tête.

Athanagore le regardait avec étonnement. La figure fine d’Angel portait les marques du mauvais sommeil et du tourment quotidien, et son dos élancé se courbait un peu.

— C’est drôle, dit Athanagore, vous êtes pourtant un beau garçon.

— C’est Anne qui lui plaît, dit Angel.

— Il est épais, remarqua Athanagore.

— C’est mon ami, dit Angel.

— Oui…

Athanagore passa son bras sous celui du jeune homme.

— Vous allez vous faire engueuler.

— Par qui ? demanda Angel.

— Par ce Dudu de malheur. Sous prétexte que vous serez en retard.

— Oh, dit Angel, ça m’est égal. Vous faites des fouilles ?

— En ce moment, je les laisse travailler, expliqua Athanagore. Je suis sûrement sur la piste de quelque chose de supérieur. Je sens ça. Alors, je les laisse. Mon factotum Lardier s’occupe de tout. Le reste du temps je lui donne des pensums parce que, sans cela, il ennuie Dupont. Dupont, c’est mon cuisinier. Je vous dis toutes ces choses pour que vous soyez au courant. Il se trouve, par un phénomène curieux et assez désagréable, que Martin aime Dupont, et que Dudu s’est amouraché de Dupont aussi.

— Qui est Martin ?

— Martin Lardier, mon factotum.

— Et Dupont ?

— Dupont s’en fout. Il aime bien Martin, mais il est putain comme tout. Excusez-moi… À mon âge je ne devrais pas employer ces expressions-là, mais aujourd’hui je me sens jeune. Alors, moi, avec ces trois cochons-là, qu’est-ce que je peux faire ?

— Rien du tout, dit Angel.

— C’est bien ça que je fais.

— Où est-ce que nous allons habiter ? demanda Angel.

— Il y a un hôtel. Ne vous en faites pas.

— Pourquoi ?

– À cause d’Anne…

— Oh, dit Angel, il n’y a pas à s’en faire. Rochelle aime mieux Anne que moi, et ça se voit.

— Comment, ça se voit ? Ça ne se voit pas plus qu’autre chose. Elle l’embrasse et c’est tout.

— Non, dit Angel, ça n’est pas tout. Elle l’embrasse, et puis il l’embrasse, et partout où il la touche, sa peau n’est plus la même, après. On ne le croit pas d’abord, parce qu’elle a l’air aussi fraîche quand elle sort des bras d’Anne, et ses lèvres aussi gonflées et aussi rouges, et ses cheveux aussi éclatants, mais elle s’use. Chaque baiser qu’elle reçoit l’use un petit peu, et c’est sa poitrine qui sera moins ferme, et sa peau moins lisse et moins fine, et ses yeux moins clairs, et sa démarche plus lourde, et ce n’est plus la même Rochelle de jour en jour. Je sais ; on croit ; on la voit ; moi-même j’ai cru au début et je ne m’apercevais pas de ça.

— C’est une idée que vous vous faites, dit Athanagore.

— Non, ce n’est pas une idée. Vous savez bien que non. Maintenant, je le vois, je peux le constater presque d’un jour à l’autre, et chaque fois que je la regarde, elle est un peu plus abîmée. Elle s’use. Il l’use. Je ne peux rien y faire. Vous non plus.

— Vous ne l’aimez plus, alors ?

— Si, dit Angel. Je l’aime autant… Mais cela me fait mal et j’ai un peu de haine, aussi, parce qu’elle s’use.

Athanagore ne répondit pas.

— Je suis venu ici pour travailler, continua Angel. Je pense que je ferai de mon mieux. J’espérais qu’Anne viendrait tout seul avec moi, et que Rochelle resterait là-bas. Mais je ne l’espère plus, puisque ce n’est pas arrivé. Pendant tout le voyage, il est resté avec elle, et pourtant, je suis toujours son ami et, au début, il plaisantait quand je lui disais qu’elle était jolie.