Выбрать главу

Tout ce que disait Angel remuait de très vieilles choses au fond d’Athanagore, des idées longues et minces et complètement aplaties sous une couche d’événements plus récents, si aplaties que, vues de profil comme en ce moment, il ne pouvait ni les différencier ni distinguer leur forme et leur couleur : il les sentait seulement se déplacer en dessous, sinueuses et reptiliennes. Il secoua la tête et le mouvement s’arrêta ; effrayées, elles s’immobilisaient et se rétractaient.

Il chercha quoi dire à Angel, il ne savait pas. Il essaya désespérément. Ils marchaient côte à côte, les herbes vertes chatouillaient les jambes d’Athanagore, et frottaient doucement le pantalon de toile d’Angel, et sous leurs pieds, les coquilles vides des petits escargots jaunes éclataient avec un jet de poussière, et un son clair et pur, comme une goutte d’eau tombant sur une lame de cristal en forme de cœur, ce qui est cucu.

Du haut de la dune qu’ils venaient de gravir, on apercevait le restaurant Barrizone, les gros camions rangés devant, comme si c’était la guerre, et rien d’autre autour ; de nulle part, on ne pouvait voir la tente d’Athanagore, non plus que son chantier, car il en avait choisi l’emplacement d’une façon très habile. Le soleil restait dans les parages. On le regardait le moins possible, à cause d’une particularité désagréable : il donnait une lumière inégale ; il était entouré de couches rayonnantes, alternativement claires et obscures, et les points du sol en contact avec les couches obscures restaient toujours sombres et froids. Angel n’avait pas été frappé par cet aspect curieux du pays, car le conducteur du taxi s’arrangeait, depuis le début du désert, pour suivre une bande claire, mais, du haut de la dune, il apercevait la limite noire et immobile de la lumière et il frissonna. Athanagore était habitué. Il vit qu’Angel, mal à son aise, regardait avec inquiétude cette espèce de discontinuité, et lui tapa dans le dos.

– Ça frappe au début, dit-il, mais vous vous y ferez.

Angel pensa que la réflexion de l’archéologue valait aussi pour Anne et Rochelle.

— Je ne crois pas, répondit-il.

Ils descendirent la pente douce. Maintenant ils entendaient les exclamations des hommes qui commençaient à décharger les camions, et les chocs hauts et métalliques des rails les uns contre les autres. Autour du restaurant, des silhouettes allaient et venaient dans une activité confuse d’insectes, et l’on reconnaissait Amadis Dudu, affairé et important.

Athanagore soupira.

— Je ne sais pas pourquoi je m’intéresse à tout ça dit-il. Je suis pourtant vieux.

— Oh, dit Angel, je ne voudrais pas que mes histoires vous ennuient…

– Ça ne m’ennuie pas, dit Athanagore. Ça me fait de la peine pour vous. Vous voyez, je croyais que j’étais trop vieux.

Il s’arrêta un instant, se gratta la tête, et reprit sa marche.

— C’est le désert, conclut-il. Ça conserve, sans doute.

Il posa une main sur l’épaule d’Angel.

— Je vais vous quitter là, dit-il. Je ne tiens pas à rencontrer de nouveau cet individu.

— Amadis ?…

— Oui. Il…

L’archéologue chercha ses mots un moment.

— Positivement, il me casse le cul.

Il rougit et serra la main d’Angel.

— Je sais que je ne devrais pas parler comme ça, mais c’est cet intolérable Dudu. À bientôt. Je vous reverrai sans doute au restaurant.

— Au revoir, dit Angel. J’irai voir vos fouilles.

Athanagore secoua la tête.

— Vous ne verrez que des petites boîtes. Mais enfin, c’est un joli modèle de petites boîtes. Je me sauve. Venez quand vous voudrez.

— Au revoir, répéta Angel.

L’archéologue obliqua sur la droite et disparut dans un creux de sable ; Angel guetta le moment où sa tête blanche réapparaîtrait. Il le vit à nouveau tout entier. Ses chaussettes dépassaient la tige de drap de ses bottines et lui faisaient des balzanes claires. Puis il plongea derrière un renflement de sable jaune, de plus en plus petit et la ligne de ses empreintes était droite comme un fil de la Vierge.

Angel regarda de nouveau le restaurant blanc avec les fleurs aux teintes vives qui piquaient la façade, çà et là, et il pressa le pas pour rejoindre ses camarades. À côté des camions monstrueux s’accroupissait le taxi noir et jaune, aussi peu représentatif qu’une brouette ancien modèle à côté du type « dynamique » établi par un inventeur bien connu de très peu de gens.

Non loin de là, la robe vert vif de Rochelle frémissait, agitée au point fixe par les vents ascendants, et le soleil lui faisait une ombre très belle, malgré l’irrégularité du sol.

IX

— Je vous assure que c’est vrai, répéta Martin Lardier.

Sa figure rose et pleine brillait d’excitation et une petite aigrette bleue sortait de chacun de ses cheveux.

— Je ne vous crois pas, Lardier, répondit l’archéologue. Je croirai n’importe quoi, mais pas ça. Ni même un bon nombre d’autres choses, soyons justes.

— Ben mince ! dit Lardier.

— Lardier, vous me copierez le troisième chant de Maldoror, en retournant les mots bout pour bout, et en changeant l’orthographe.

— Oui, maître, dit Lardier.

Et déchaîné, il ajouta :

— Et vous n’avez qu’à venir voir.

Athanagore le considéra attentivement et secoua la tête.

— Vous êtes incorrigible. Enfin, je n’augmente pas votre punition.

— Maître, je vous en conjure !

— Oh, bon, je vais y aller, grommela Atha vaincu par cette insistance.

— Je suis sûr que c’est ça. Je me rappelle la description du manuel de William Bugle, c’est exactement ça.

— Vous êtes fou, Martin. On ne trouve pas une ligne de foi comme ça. Je vous pardonne votre espièglerie parce que vous êtes idiot, mais vous ne devriez pas vous laisser aller de cette façon. Vous n’êtes plus d’âge.

— Mais, enfin, nom d’une pipe, ce n’est pas une blague…

Athanagore se sentit impressionné. Pour la première fois depuis que son factotum avait commencé son compte rendu quotidien, il éprouvait la sensation que quelque chose venait réellement de se produire.

— Voyons, dit-il.

Il se leva et sortit.

La lueur vacillante du photophore à gaz éclairait vivement le sol et les parois de la tente et découpait dans la nuit opaque, un volume de clarté vaguement conique. La tête d’Athanagore était dans le noir, et le reste de son corps recevait les rayons dilués émanés du manchon incandescent. Martin trottait à ses côtés, remuant ses courtes pattes et son derrière rond. Ils furent dans la nuit complète et la torche de Martin les guida vers l’orifice étroit et profond du puits de descente par lequel on arrivait au front de taille. Martin passa le premier ; il soufflait en s’agrippant aux barreaux d’argent niellé qu’Athanagore, par un raffinement immodeste encore qu’excusable, utilisait aux fins d’accès à son champ opératoire.

Athanagore regarda le ciel. L’Astrolabe scintillait comme de coutume, trois éclats noirs, un vert et deux rouges, et pas d’éclat du tout, deux fois. La grande Ourse, avachie, jaunâtre, émettait une lumière pulsée de faible ampérage et Orion venait de s’éteindre. L’archéologue haussa les épaules et sauta à pieds joints dans le trou. Il comptait sur la couche de lard de son factotum pour l’atterrissage. Mais Martin était déjà dans la galerie horizontale. Il revint en arrière pour aider son patron à se dégager du tas de terre dans lequel son corps maigre avait creusé un trou cylindro-plutonique.

La galerie bifurquait au bout d’une mesure environ, émettant des ramifications dans toutes les directions. L’ensemble représentait un travail considérable. Chaque branche portait, grossièrement tracé sur un écriteau blanc, un numéro repère. Des fils électriques, au toit des galeries, couraient sans bruit le long des pierres sèches. De place en place, une ampoule luisait, mettant les bouchées doubles avant qu’on la crève. On entendait le souffle rauque du groupe de pompage d’air comprimé à l’aide duquel, l’émulsant sous forme d’aérosol, Athanagore se débarrassait du mélange de sable, de terre, de rocs et de pinpinaquangouse broyés extrait quotidiennement par ses machines d’abattage.