— Mince, dit Claude Léon.
Il était pâle, mais positivement ravi.
— J’espère qu’ils viendront souvent…
— Vous m’effrayez, je vous le répète, dit l’abbé Petitjean. Et pourtant, je suis un dur. Pique, nique, douille…
— C’est toi l’andouille, termina l’ermite.
— Allons retrouver les autres, proposa Petitjean. Alors, pour votre acte saint, c’est entendu. Je ferai mon rapport dans ce sens.
— Merci dit Claude.
PASSAGE
Sans l’ombre d’un doute, Amadis Dudu est un type horrible. Il embête tout le monde, et peut-être qu’au milieu, il va être supprimé, simplement parce qu’il est de mauvaise foi, hautain, insolent et prétentieux. De surcroît, homosexuel. Presque tous les personnages sont en place, maintenant, et il en sortira des choses de divers ordres. D’abord la construction du chemin de fer, et ça représente un travail parce qu’ils ont oublié le ballast. C’est pourtant essentiel, et on ne peut pas le remplacer par des coquilles de petits escargots jaunes, comme personne ne l’a proposé. Pour l’instant, ils vont monter la voie sur les traverses et la laisser en l’air, en attente, et puis ils mettront le ballast en dessous, quand il arrivera. On peut, naturellement, faire une voie de cette façon-là. Pourtant, ce n’est pas cette histoire de ballast que je prévoyais quand j’annonçais que je parlerais aussi des cailloux du désert. Il y avait là, sans doute, une manière de représentation symbolique grossière, et faiblement intellectuelle, mais il va de soi que l’atmosphère d’un désert comme celui-ci se révèle, à la longue, passablement déprimante, à cause, notamment, de ce soleil à bandes noires. Je signale, pour terminer, qu’un personnage accessoire nouveau devait venir encore : Alfredo Jabès, qui sait ce que c’est qu’un modèle réduit ; mais il est trop tard maintenant. Cruc, son bateau fera naufrage, et tout sera terminé lorsqu’il arrivera. Alors j’en reparlerai seulement dans le passage suivant, ou même pas.
DEUXIÈME MOUVEMENT
I
Il faisait un temps frais et orageux, sans une trace de vent. Les herbes vertes se tenaient raides, comme à l’accoutumée, et le soleil, inlassable, blanchissait leurs pointes acérées. Accablés, les hépatrols se fermaient à moitié ; Joseph Barrizone avait baissé tous les stores de son restaurant au-dessus duquel montait une vibration. Devant, le taxi jaune et noir attendait, drapeau relevé. Les camions venaient de repartir en quête de ballast, et les ingénieurs travaillaient dans leurs chambres, tandis que les agents d’exécution commençaient à limer les bouts des rails qui n’étaient pas coupés d’équerre ; l’atmosphère résonnait du grincement mélodieux des limes neuves. Angel, de sa fenêtre, voyait Olive et Didiche qui s’en allaient, la main dans la main, remplir de minettes un petit panier brun. À côté de lui, l’encre séchait sur sa planche à dessin. Dans la pièce voisine, Anne faisait des calculs et, un peu plus loin, Amadis dictait des lettres à Rochelle, tandis que, dans le bar en bas, ce salaud d’Arland buvait un coup en attendant de retourner engueuler Marin et Carlo. Au-dessus de lui, Angel entendait résonner les pas du professeur Mangemanche qui avait aménagé tout le grenier en infirmerie modèle. Comme personne n’était malade, il se servait de la table d’opérations pour fabriquer ses petits avions. De temps à autre, Angel l’entendait sauter de joie, et parfois, des éclats de voix venaient se ficher dans le plafond avec un bruit sec lorsqu’il engueulait l’interne dont le timbre geignard bourdonnait alors quelques instants.
De nouveau, Angel se pencha sur sa planche. Il n’y avait pas le moindre doute à avoir, si l’on se tenait aux données d’Amadis Dudu. Il hocha la tête et reposa son tire-lignes. Il s’étira et, d’un pas lassé, s’en fut vers la porte.
— Je peux entrer ?
C’était la voix d’Angel. Anne releva la tête et dit oui.
— Salut, vieux.
— Bonjour, dit Angel. Ça avance ?
— Oui, dit Anne. C’est presque fini.
— Je trouve un truc embêtant.
— Quoi ?
— Il va falloir exproprier Barrizone.
— Sans blague ? dit Anne. C’est sûr ?
— C’est certain. J’ai refait le machin deux fois.
Anne regarda les calculs et le dessin.
— Tu as raison, dit-il. La voie va passer juste au milieu de l’hôtel.
— Qu’est-ce qu’on va faire, dit Angel. Il faut la dévier.
— Amadis ne voudra pas.
— On va le lui demander ?
— Allons-y, dit Anne.
Il déploya son corps massif et repoussa sa chaise.
— C’est la barbe, dit-il.
— Oui, dit Angel.
Anne sortit. Angel le suivit et ferma la porte. Anne parvint à la porte d’Amadis derrière laquelle on entendait un bruit de voix, et les explosions sèches de la machine à écrire. Il tapa deux coups.
— Entrez ! cria Amadis.
La machine s’arrêta. Anne et Angel entrèrent, et Angel ferma la porte.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Amadis. Je n’aime pas être dérangé.
– Ça ne va pas, dit Anne. D’après vos données, la voie va couper l’hôtel.
— Quel hôtel ?
— Celui-ci. L’hôtel Barrizone.
— Eh bien, dit Amadis. Quelle importance ? On va le faire exproprier.
— On ne peut pas la dévier ?
— Vous êtes malade, mon ami, dit Amadis. D’abord, quel besoin avait Barrizone de s’installer en plein milieu du désert sans se demander si cela ne gênerait personne ?
— Cela ne gênait personne, fit observer Angel.
— Vous voyez bien que si, dit Amadis. Messieurs vous êtes payés pour faire des calculs et des plans. Est-ce fait ?
— C’est en train, dit Anne.
— Eh bien, si ce n’est pas fini, terminez-les. Je vais saisir de cette affaire le Grand Conseil d’Administration, mais il est hors de doute que le tracé prévu doit être maintenu.
Il se tourna vers Rochelle.
— Continuons, mademoiselle.
Angel regarda Rochelle. Dans la lumière du store baissé, elle avait un visage doux et régulier, mais la fatigue tirait un peu ses yeux. Elle fit un sourire à Anne. Les deux garçons quittèrent le bureau d’Amadis.
— Alors ? dit Angel.
— Alors, on continue, dit Anne en haussant les épaules. Au fond, qu’est-ce que ça peut faire ?
— Oh, rien, murmura Angel.
Il avait envie d’entrer chez Amadis, de le tuer et d’embrasser Rochelle. Le plancher du couloir de bois brut sentait un peu la lessive, et du sable jaune sortait des joints. À l’extrémité du couloir, un faible courant d’air agitait une lourde branche d’hépatrol devant la fenêtre. Angel eut de nouveau cette sensation de s’éveiller qu’il avait éprouvée le soir de la visite à Claude Léon.
— J’en ai marre, dit-il. Viens te balader.
— Comment ça ?
— Laisse tes calculs. Viens faire un tour.
— Il faudra les finir quand même, dit Anne.
— On les finira après.
— Je suis vanné, dit Anne.
— C’est ta faute.
Anne sourit complaisamment.
— C’est ma faute, dit-il, pas complètement. Nous sommes deux dans le coup.
— Tu n’avais qu’à ne pas l’emmener, dit Angel.
— J’aurais moins sommeil.
— Tu n’es pas forcé de coucher avec elle tous les soirs.
— Elle aime ça, dit Anne.
Angel hésita avant de le dire.
— Elle aimerait ça avec n’importe qui.