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— Messieurs, je pense que vous serez tous d’accord pour adresser une note de félicitations à Dudu, comme le propose notre éminent collègue Marion.

— Messieurs, selon les termes du rapport, l’attitude des subordonnés de Dudu se révèle odieuse. Je crois qu’il serait sage de diminuer leur traitement de vingt pour cent.

— On pourrait verser l’économie réalisée au compte de M. Dudu, au titre d’amélioration de son indemnité de déplacement.

— Messieurs, Dudu se refusera certainement à accepter quoi que ce soit.

— Tout à fait d’accord.

— Et puis ça fera des économies.

— On n’augmentera pas Arland non plus ?

— C’est absolument inutile. Ces hommes ont leur conscience pour eux.

— Mais on diminue les autres naturellement.

— Messieurs, toutes ces décisions seront consignées par le secrétaire dans le procès-verbal de la séance. L’ordre du jour n’appelle aucune observation ?

— Que dites-vous de cette position ?

— C’est renversant !

— Messieurs, la séance est levée.

IV

Cuivre et Athanagore, bras dessus, bras dessous, arpentaient la piste en direction de l’hôtel Barrizone. Ils avaient laissé dans la galerie Brice et Bertil. Ceux-ci ne voulaient pas sortir avant d’avoir dégagé complètement la salle immense découverte quelques jours plus tôt. Les machines creusaient sans arrêt et c’étaient de nouveaux couloirs, de nouvelles salles, communiquant entre elles par des avenues bordées de colonnes, et regorgeant d’objets précieux tels que des épingles à cheveux, des fibules de savon et de bronze malléable, des statuettes votives, sans les urnes ou avec, et des tas de pots. Le marteau d’Atha ne chômait pas. Mais il fallait un peu de repos et de changement d’idées à l’archéologue, et Cuivre venait avec lui.

Ils montaient et descendaient les pentes arrondies, et le soleil les enveloppait d’or. Ils aperçurent la façade de l’hôtel et les fleurs rouges du haut de la dune d’où l’on dominait aussi tout le chantier du chemin de fer. Les agents d’exécution s’affairaient autour de piles immenses de rails et de traverses et Cuivre distingua les silhouettes, plus grêles, de Didiche et d’Olive qui jouaient sur les tas de bois. Sans s’arrêter, ils gagnèrent le bar de l’hôtel.

— Salut, la Pipe, dit Athanagore.

— Bon giorno, dit Pippo… Faccè la barba a six houres c’to matteïgno ?

— Non, dit Athanagore.

— Putain de nocce cheigno Benedetto !.. s’exclama Pippo… Vous n’avez pas honte, patron ?

— Non, dit Athanagore. Ça marche, les affaires ?

— C’est la misère, dit Pippo. C’est la misère qui nous rend fous. Quand j’étais chef de rang trancheur à Spa, il fallait voir !.. Mais ici !.. C’est des pourrrques !..

— Des quoi ? demanda Cuivre.

— Des pourrrques. Des cochons, quoi !

— Donne-nous à boire, dit l’archéologue.

— Que je leur fous une de ces tartinasses diplomatiques, que je les envoie jusqu’à Versovie, dit Pippo.

Il illustrait cette menace d’une mimique appropriée qui consistait à tendre la main droite en avant, le pouce replié sur la paume.

Athanagore sourit.

— Donne-nous deux Turin.

— Voilà, patron, dit Pippo.

— Et qu’est-ce qu’ils vous ont fait ? demanda Cuivre.

— Eh, dit Pippo. Ils veulent me foutre ma baraque en l’air. Fini. Elle est morte.

Il se mit à chanter.

— Quant il a vu Guillaume, Que Vittorio va le plaquer. Il envoya-z-à Rome Bûlow pour contratter…

— C’est joli, ça, dit l’archéologue.

— Donne-lui Trente et Trieste, Et même tout le Trentin. Dis-lui-z-à Vittorio-o, Que ça lui coûte rien. Mais dans un aréo Gabriele d’Annunzio chantait comme un zoizeau. Chi va piano va sano…

— J’ai entendu ça quelque part, dit l’archéologue.

— Chi va sano va lontano. Chi va forte va à la morte. Evviva la liberta !

Cuivre applaudit. Pippo ténorisait avec ce qui lui restait de voix, passablement éraillée. On entendit des coups sourds au plafond.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda l’archéologue.

— Eh, c’est l’autre pourrrque ! dit Pippo.

Il avait, comme toujours, l’air à la fois furieux et réjoui. Il reprit :

— Amapolis Dudu. Il n’aime pas que je chante.

— Amadis, rectifia Cuivre.

— Amadis, Amapolis, Amadou, qu’est-ce que ça peut nous foutre ?

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de baraque ? dit Atha.

— C’est des histoires diplomatiques à Amapolis, dit Pippo. Il veut m’extérioriser… Putain, il n’a que des mots comme ça dans la gueule, ce pourrrque ! Il dit qu’il n’envisageait ça.

— T’exproprier ? dit Atha.

— C’est ça, dit Pippo. C’est le mot terrestre.

— Tu n’auras plus besoin de travailler, dit Atha.

— Qu’est-ce que j’en ai à foutre de leurs vacances ? dit Pippo.

— Bois un coup avec nous, dit Atha.

— Merci, patron.

— C’est le chemin de fer qui est gêné par l’hôtel ? demanda Cuivre.

— Oui, dit Pippo. C’est leur putain de chemin de fer. Tchin’ Tchin’.

— Tchin’ Tchin’, répéta Cuivre, et ils vidèrent leurs verres tous les trois.

— Est-ce qu’Angel est là ? demanda Atha.

— Il est dans sa chambre, je crois, dit Pippo. Je ne suis pas sûr, hein. Je crois simplement. Il dessine, encore.

Il appuya sur une sonnerie derrière le bar.

— Il va venir, s’il est là, hein.

— Merci, dit l’archéologue.

— Cet Amapolis, conclut Pippo, c’est un pourrrque.

Il se remit à fredonner en essuyant des verres.

— Combien te dois-je ? dit l’archéologue voyant qu’Angel ne descendait pas.

— Trente francs, dit Pippo. C’est la misère.

— Voilà, dit l’archéologue. Tu viens avec nous, voir le chantier ? Angel ne doit pas être chez lui.

— Eh ! Je ne peux pas ! dit Pippo. Ils sont tous comme des mouches autour de moi, et si je m’en vais, ils vont tout boire.

— Alors, à bientôt, dit l’archéologue.

– À bientôt, patron.

Cuivre lui fit un beau sourire et Pippo se mit à bégayer ; puis, elle sortit derrière Atha et ils prirent le chemin du chantier.

L’air sentait les fleurs et la résine. Des herbes vertes, coupées sauvagement, s’amoncelaient en tas des deux côtés d’une espèce de piste tracée par les niveleuses, et de leurs tiges raides s’échappaient lentement de grosses gouttes vitreuses et odorantes, qui roulaient sur le sable et s’enrobaient de grains jaunes. La voie suivait ce tracé amorcé par les machines selon les indications d’Amadis. Athanagore et Cuivre regardaient avec une vague tristesse les masses d’herbe dures rangées sans goût de part et d’autre du chemin, et les ravages exercés sur la surface lisse des dunes. Ils montèrent, puis descendirent, remontèrent encore et virent enfin le chantier.

Nus jusqu’à la ceinture, Carlo et Marin, courbés sous un soleil sans personnalité, agrippaient des deux mains des marteaux pneumatiques de fort calibre. L’air retentissait des pétarades sèches des engins, et du grondement du compresseur qui tournait à quelque distance de là. Ils travaillaient sans relâche, à demi aveuglés par le jet de sable soulevé par l’échappement et qui se collait à leur peau moite. Une mesure de voie était déjà aplanie et les deux côtés de la fouille s’élevaient nets et coupants. Ils avaient tranché dans la dune et se stabilisaient au niveau moyen du désert calculé par Anne et Angel selon les relevés topographiques effectués au préalable, et bien inférieur à la surface du sol qu’ils foulaient d’ordinaire. Il faudrait sans doute établir toute cette partie de la voie en déblai, et les monceaux de sable s’accumulaient des deux côtés.