— Prêt ! dit l’interne.
— Tournez, dit Mangemanche.
D’un geste énergique, l’interne lança l’hélice de bois dur. Le moteur éternua, fit un rot méchant et il y eut un retour. L’interne poussa un glapissement et prit sa main droite dans sa main gauche.
– Ça y est ! dit Mangemanche. Je vous avais dit de vous méfier.
— Nom de Dieu ! dit l’interne. Nom de dieu de nom de dieu de merde ! Qu’est-ce que ça déménage !
— Faites voir ?
L’interne tendit la main. L’ongle de son index était tout noir.
— C’est rien, dit Mangemanche. Vous avez encore votre doigt. Ça sera pour la prochaine fois.
— Non.
— Si, dit Mangemanche. Ou alors, faites attention.
— Mais je fais attention, dit l’interne. Je n’arrête pas de faire attention, et ce nom de dieu de merde de moteur me part tout le temps dans les pattes. J’en ai marre, à la fin.
— Si vous n’aviez pas fait ce que vous avez fait… dit sentencieusement le professeur.
— Oh, la barbe, avec cette chaise…
— Bon !
Mangemanche recula, prit son élan et envoya à l’interne un direct en pleine mâchoire.
— Oh !.. gémit l’interne.
— Vous ne sentez plus votre main, maintenant, hein ?
— Grrr… fit l’interne.
Il paraissait prêt à mordre.
— Tournez ! dit Mangemanche.
L’interne s’arrêta et se mit à pleurer.
— Ah ! Non ! cria Mangemanche. Assez ! Vous pleurez tout le temps, à la fin ! Ça devient une manie. Foutez-moi la paix, et tournez cette hélice… Ça ne prend plus, vos larmes.
— Mais, ça n’a jamais pris, dit l’interne vexé.
— Justement. Je ne comprends pas que vous ayez le culot d’insister.
— Oh ! ça va, dit l’interne. Je n’insiste pas.
Il fouilla dans sa poche et exhiba un mouchoir très dégoûtant. Mangemanche s’impatientait.
– Ça avance, oui ou zut ?
L’interne se moucha et remit le mouchoir dans sa poche. Puis, il s’approcha du moteur, et, d’un air réticent, s’apprêta à lancer l’hélice.
— Allez ! commanda Mangemanche.
L’hélice fit deux tours, le moteur crachota soudain et partit, et les pales vernies disparurent dans un tourbillon gris.
— Augmentez la compression, dit Mangemanche.
— Je vais me brûler ! protesta l’interne.
— Oh !.. fit le professeur excédé, ce que vous êtes…
— Merci, dit l’interne.
Il régla le petit levier.
— Arrêtez-le ! dit Mangemanche.
L’interne coupa l’arrivée d’essence en tournant le pointeau et le moteur s’arrêta, balançant son hélice d’un air mal assuré.
— Bon, dit le professeur. On va aller l’essayer dehors.
L’interne conservait son air renfrogné.
— Allons, fit Mangemanche. De l’entrain, que diable ! Ce n’est pas un enterrement.
— Pas encore, précisa l’interne, mais ça va venir.
— Prenez cet avion et amenez-vous, dit le professeur.
— On le laisse voler libre ou on l’attache ?
— Libre, bien sûr. Ça ne serait pas la peine d’être dans un désert.
— Jamais je ne me suis senti moins seul que dans ce désert-là.
— Assez de jérémiades, dit Mangemanche. Il y a une belle fille, vous savez, dans un coin. Elle a la peau d’une drôle de couleur, mais rien à dire sur sa forme.
— Oui ? demanda l’interne.
Il semblait plus compréhensif.
— Certes oui, dit Mangemanche.
L’interne rassemblait les éléments épars de l’avion qu’ils devaient monter à l’extérieur. Le professeur examina la pièce avec satisfaction.
— Gentille petite infirmerie que nous avons là, dit-il.
— Oui, dit l’interne. Pour ce qu’on y fait. Personne n’est malade dans ce sacré coin. Je suis en train d’oublier tout ce que je savais.
— Vous serez moins dangereux, assura Mangemanche.
— Je ne suis pas dangereux.
— Toutes les chaises ne sont pas de cet avis. L’interne devint bleu roi et les veines de ses tempes se mirent à battre spasmodiquement.
– Écoutez, dit-il. Encore un mot sur cette chaise et je…
— Je quoi ? railla Mangemanche.
— J’en tue une autre…
— Quand vous voudrez, dit Mangemanche. En fait, qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ? Allons, venez.
Il sortit, et sa chemise jaune projeta dans l’escalier du grenier une lumière suffisante pour l’empêcher de trébucher sur les marches inégales. Mais l’interne n’y manqua point, et chut sur les fesses heureusement pour l’avion. Il arriva en bas, presque en même temps que le professeur.
— C’est malin, dit celui-ci. Vous ne pouvez pas vous servir de vos pieds ?
L’interne se frotta les fesses d’une seule main. De l’autre, il maintenait les ailes et le fuselage du Ping 903.
Ils descendirent encore et se trouvèrent au rez-de-chaussée. Pippo, derrière son comptoir, vidait méthodiquement une bouteille de Turin.
— Salut ! dit le professeur.
— Bonjour, patron, dit Pippo.
– Ça va, les affaires ?
— Amapolis me fout dehors.
— Ce n’est pas vrai ?
— Il m’extériorise. Encore du majuscule. C’est pour de vrai.
— Il t’exproprie ?
— Eh, c’est comme il disait, fit la Pipe. Il m’extériorise.
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Eh, je n’en sais rien. Je n’ai plus qu’à me fourrer dans le gabinets, et c’est fini, elle est morte.
— Mais il est idiot, dit Mangemanche, ce type-là !
L’interne s’impatientait.
— On va le faire voler, cet avion ?
— Tu viens avec nous, la Pipe ? dit Mangemanche.
— Eh, je m’en fous, moi, de ce pourrrque d’avion !
— Alors, à tout à l’heure, dit Mangemanche.
— Au revoir, patron. Il est beau comme une cerise, cet avion.
Mangemanche sortit, suivi de l’interne.
— Quand est-ce qu’on peut la voir ? demanda ce dernier.
— Qui ?
— La belle fille.
— Oh, vous m’embêtez, dit Mangemanche. On va faire marcher cet avion, et c’est tout.
— Mince, alors, dit l’interne. Vous me faites miroiter ça devant les yeux, et puis pfuitt… plus rien. Vous êtes dur !
— Et vous ?
— Ben je comprends que je le suis, dit l’interne. Ça fait trois semaines qu’on est là. Vous vous rendez compte, et j’ai pas fait ça une seule fois !
— Bien sûr ? dit Mangemanche. Même avec les femmes des agents d’exécution ? Qu’est-ce que vous faites à l’infirmerie le matin, quand je dors ?
— Je me… dit l’interne.
Mangemanche le regarda sans comprendre, et puis il éclata de rire.
— Bon sang ! dit-il. C’est… vous… vous… C’est trop drôle !.. C’est pour ça que vous êtes de si mauvaise humeur !..
— Vous croyez ? demanda l’interne un peu inquiet.
— Certainement. C’est très malsain.
— Oh ! dit l’interne. Vous ne l’avez jamais fait, hein ?
— Jamais tout seul, dit Mangemanche. L’interne se tut, car ils gravissaient une haute dune et il avait besoin de tout son souffle. Mangemanche se remit à rire.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda l’interne.
— Rien. Je pense seulement à la tête que vous devez avoir.
Il riait si fort qu’il s’effondra sur le sable. De grosses larmes jaillissaient de ses yeux et sa voix s’étranglait dans un hurlement d’allégresse. L’interne tournait la tête d’un air boudeur, et posa par terre les morceaux de l’avion qu’il se mit, agenouillé, à assembler tant bien que mal. Mangemanche reprenait son calme.