— Oh ! Oh ! dit Petitjean. Il doit se griffer !
— Se quoi ?
— Se griffer. Excusez-moi, c’est de l’argot de sacristie.
— Je… Ah ! Oui ! dit Athanagore. J’ai compris. Non, pourtant, je ne crois pas qu’il se griffe.
— Dans ces conditions, dit Petitjean, on devrait pouvoir le faire coucher avec Cuivre.
— J’aimerais qu’il le fît, dit Athanagore. Ils sont plaisants tous les deux.
— Il faut les emmener voir l’ermite, dit l’abbé. Vraiment, il a un acte saint qui rupine vachement. Oh, zut ! Encore ! Tant pis. Rappelez-moi de dire quelques chapelets tout à l’heure.
— Qu’y a-t-il ? demanda l’archéologue.
— Je n’arrête pas de blasphémer, dit Petitjean. Mais ça n’a pas grande importance. Je récapitulerai tout à l’heure. Pour en revenir à nos moutons, je vous disais que le spectacle de l’ermite est assez intéressant.
— Je n’y ai pas encore été, dit l’archéologue.
— Vous, dit l’abbé, ça ne vous ferait pas grand-chose. Vous êtes vieux.
— Oui, dit l’archéologue, je m’intéresse plutôt aux objets et aux souvenirs du passé. Mais la vue de deux jeunes êtres bien faits dans des positions simples et naturelles ne me rebute nullement.
— Cette négresse… dit Petitjean. Il n’acheva pas.
— Qu’est-ce qu’elle a ?
— Elle… est très douée. Très souple, je veux dire. Ça vous ennuierait de me parler d’autre chose ?
— Pas du tout, dit l’archéologue.
— Je commence à m’énerver, dit Petitjean. Et je ne veux pas importuner votre jeune amie. Parlez-moi par exemple d’un bon verre d’eau froide dans le cou, ou du supplice du maillet.
— Qu’est-ce que c’est que le supplice du maillet ?
— Fort usité chez certains Indiens, dit l’abbé il consiste à presser doucement le scrotum du patient sur un billot de bois, de façon à faire saillir les glandes et à les écraser d’un coup sec au moyen d’un maillet de bois… Ouille ! Ouille !.. ajouta-t-il en se tortillant sur place. Ce que ça doit faire mal !
— C’est bien imaginé, dit l’archéologue… Ça m’en rappelle un autre…
— N’insistez pas… dit l’abbé plié en deux. Je suis tout à fait calmé.
— Parfait, dit Athanagore. Nous allons pouvoir partir ?
— Comment ? s’étonna l’abbé. Nous ne sommes pas encore partis. C’est stupéfiant ce que vous êtes bavard.
L’archéologue se mit à rire et enleva son casque colonial qu’il accrocha à un clou.
— Je vous suis, dit-il.
— Une oie, deux oies, trois oies, quatre oies, cinq oies, six oies !.. dit l’abbé.
— Sept oies, dit l’archéologue.
— Amen ! dit Petitjean.
Il se signa et sortit le premier de la tente.
IX
Ces excentriques sont ajustables…
— Vous disiez que ce sont des élymes ? demanda l’abbé Petitjean en désignant les herbes.
— Pas celles-là, observa l’archéologue. Il y a aussi des élymes.
— C’est sans aucun intérêt, remarqua l’abbé. À quoi bon connaître le nom si l’on sait ce qu’est la chose ?
— C’est utile pour la conversation.
— Il suffirait de donner un autre nom à la chose.
— Naturellement, dit l’archéologue, mais on ne désignerait pas la même chose par le même nom, suivant l’interlocuteur avec lequel on serait en train de converser.
— Vous faites un solécisme, dit l’abbé. L’interlocuteur que l’on serait en train de convertir.
— Mais non, dit l’archéologue. D’abord, ce serait un barbarisme, ensuite, ça ne veut absolument pas dire ce que je voulais dire.
Ils avançaient vers l’hôtel Barrizone. L’abbé avait familièrement passé son bras sous celui d’Athanagore.
— Je veux bien vous croire… dit l’abbé. Mais ça m’étonne.
— C’est votre déformation confessionnelle.
— Où en êtes-vous de vos fouilles, à part ça ?
— Nous avançons très vite. Nous suivons la ligne de foi.
– À quoi correspond-elle, sensiblement ?
— Oh… dit l’archéologue… Je ne sais pas… Voyons…
Il parut chercher.
— Approximativement, elle ne doit pas passer loin de l’hôtel.
— Vous avez trouvé des momies ?
— Nous en mangeons à tous les repas. Ce n’est pas mauvais. Elles sont, en général, bien préparées, mais il y a souvent trop d’aromates.
— J’en ai goûté autrefois, dans la Vallée des Rois, dit l’abbé. C’est la spécialité de la région.
— Ils les fabriquent. Les nôtres sont authentiques.
— J’ai horreur de la viande de momie, dit l’abbé. Je crois que j’aime encore mieux votre pétrole.
Il lâcha le bras d’Athanagore.
— Excusez-moi une seconde.
L’archéologue le vit prendre son élan et exécuter un double tour dans l’espace. Il retomba sur les mains et se mit à faire la roue. Sa soutane, déployée autour de lui, se collait à ses jambes et dessinait les bosses de ses gros mollets. Il fit une douzaine de tours et s’arrêta sur les mains, puis se remit debout d’un coup.
— J’ai été élevé chez les Eudistes, expliqua-t-il à l’archéologue. C’est une formation sévère mais bienfaisante pour l’esprit et le corps.
— Je regrette, dit Athanagore, de ne pas avoir suivi la carrière religieuse. En vous voyant, je me rends compte de ce que j’ai perdu.
— Vous n’avez pas mal réussi, dit l’abbé.
— Découvrir une ligne de foi à mon âge… dit l’archéologue. C’est trop tard maintenant…
— Les jeunes gens en profiteront.
— Sans doute.
Ils aperçurent l’hôtel du haut de l’éminence qu’ils venaient de gravir. Juste devant, la voie du chemin de fer, brillante et neuve, scintillait au soleil sur ses cales. Deux hauts remblais de sable s’élevaient à droite et à gauche et l’extrémité se perdait derrière une autre dune. Les agents d’exécution achevaient d’enfoncer les derniers crampons dans les traverses et on voyait la lueur des coups de marteau sur la tête des crampons avant d’entendre le choc.
— Mais ils vont couper l’hôtel !.. dit Petitjean.
— Oui… Les calculs ont montré que c’était nécessaire.
— C’est idiot ! dit l’abbé. Il n’y a pas tellement d’hôtels dans ce coin.
— C’est ce que j’ai pensé, dit l’archéologue. Mais c’est l’idée de Dudu.
— Je ferais bien un jeu de mots facile sur ce nom de Dudu, dit l’abbé, mais on croirait qu’il y a eu préméditation dans son choix. Et je suis bien placé pour dire que ce n’est pas le cas.
Ils se turent car le bruit devenait intolérable. Le taxi jaune et noir s’était un peu déplacé pour laisser passer la voie ; les hépatrols fleurissaient toujours avec la même exubérance. L’hôtel laissait, comme d’habitude, un fort tremblement s’élever au-dessus de son toit plat et le sable restait le sable, c’est-à-dire jaune, pulvérulent et tentant. Quand au soleil, il luisait sans modification, et le bâtiment dissimulait aux regards des deux hommes la zone limite noire et froide qui s’étendait loin derrière, de droite et de gauche, dans sa matité morte.
Carlo et Marin s’arrêtèrent, d’abord afin de laisser passer l’abbé et Athanagore, ensuite, parce que c’était fini pour maintenant. Il fallait démolir un bout de l’hôtel avant de continuer, et ils devaient, au préalable, en sortir le corps de Barrizone.