Il saisit Olive par les deux bras. Didiche prit son élan et donna un coup de pied dans la roue avant, de toute sa force, au beau milieu des rayons. Cela fit du bruit.
— Laissez-la, dit-il. Ou je vous donne des coups de pied aussi.
L’inspecteur lâcha Olive et devint tout rouge de colère. Il fouilla dans sa poche et exhiba un gros égalisateur.
— Si tu continues, je vais te tirer dessus.
– Ça m’est égal, dit le garçon.
Olive se jeta sur Didiche.
— Si vous tirez sur Didiche, cria-t-elle, je ferai tellement de bruit que vous serez mort. Laissez-nous. Vous êtes un vieux crabe. Allez-vous en, avec votre sale casquette ! Vous êtes affreux et vous ne me toucherez pas. Si vous me touchez, d’abord, je vous mordrai.
— Je sais ce que je vais faire, dit l’inspecteur. Je vais vous tirer dessus à tous les deux, et, après je pourrai te toucher tant que je voudrai.
— Vous êtes un sale vieux flique, dit Olive. Vous ne faites pas votre métier. Votre femme et votre fille ne seront pas fières de vous. Tirer sur les gens, voilà ce qu’ils savent faire les fliques, maintenant. Mais aider les vieilles dames et les enfants à traverser les rues, oui ! On peut y compter ! Ou bien ramasser les petits chiens écrasés ! Vous avez des égalisateurs et des casquettes et vous ne pouvez même pas arrêter tout seul un pauvre homme comme le Pr Mangemanche !
L’inspecteur réfléchit, remit son égalisateur dans sa poche, et se détourna. Il resta debout un instant, puis il remit sa bicyclette sur ses roues. Celle d’avant ne tournait plus. Elle était toute tordue. Il empoigna le guidon et regarda par terre autour de lui. On voyait distinctement l’empreinte des roues du professeur. L’inspecteur hocha la tête. Il regarda les enfants. Il avait l’air honteux. Et puis il partit dans la direction qu’avait prise Mangemanche.
Olive restait avec Didiche. Ils avaient peur tous les deux. Ils virent l’inspecteur s’éloigner, monter et descendre le long des dunes, et devenir tout réduit, en traînant sa bicyclette inutilisable. Il marchait d’un pas égal, sans ralentir, bien droit entre les deux ornières laissées par la voiture du professeur, et puis il respira un bon coup et pénétra dans la zone noire. La dernière chose qu’on vit, c’était le morceau de verre rouge attaché au garde-boue, et il s’éteignit comme un œil sous un coup de poing.
Olive partit la première vers l’hôtel en courant, Didiche venait derrière elle et l’appelait, mais elle pleurait et n’écoutait pas. Ils avaient oublié le petit panier brun au fond duquel grouillaient les lumettes, et Olive trébuchait souvent parce que ses yeux pensaient à autre chose.
XIII
L’abbé Petitjean et Angel attendaient sous la tente d’Athanagore. L’archéologue était parti chercher la fille brune et les avait laissés quelques instants.
Le premier, Petitjean rompit le calme.
– Êtes-vous toujours dans les mêmes dispositions stupides ? demanda-t-il. Sexuellement parlant, je veux dire ?
— Oh, dit Angel, vous aviez raison d’avoir envie de me botter les fesses. Ce que je voulais faire, c’est répugnant. J’en avais vraiment envie, car j’ai besoin physiquement d’une femme en ce moment.
– À la bonne heure ! dit l’abbé. Comme ça, je comprends. Vous n’avez qu’à vous occuper de la petite qui va venir.
— Je le ferai sans doute, dit Angel. À un moment de ma vie, je n’ai pas pu. Je voulais aimer la première femme avec qui je coucherais.
— Vous avez réussi ?
— J’ai réussi, dit Angel, mais je ne suis pas convaincu tout à fait, puisque j’ai eu deux fois la même impression maintenant que j’aime Rochelle.
— L’impression de quoi ? dit Petitjean.
— L’impression de savoir, dit Angel. D’être sûr. Sûr de ce qu’il faut faire. De pourquoi je suis vivant.
— Et pourquoi ? dit Petitjean.
— C’est ce que je n’arrive pas à dire, dit Angel. On a un mal énorme à le dire quand on n’est pas habitué aux mots.
— Revenons au début, proposa Petitjean. Vous m’embrouillez, et, ma parole, je perds le fil. C’est insolite. Suis-je pas Petitjean, hein ? Pourtant ?
— J’ai donc, dit Angel, aimé une femme. C’était la première fois pour nous deux. Ça a réussi, je vous disais. Maintenant, j’aime Rochelle. Il n’y a pas très longtemps. Elle… Je lui suis égal.
— N’employez pas ces tournures mélancoliques, dit Petitjean. Vous ne savez pas.
— Elle couche avec Anne, dit Angel. Il l’amoche. Il la bousille. Il la démolit. D’accord avec elle, et sans le faire exprès. Qu’est-ce que ça change ?
– Ça change, dit Petitjean. Vous n’en voulez pas à Anne.
— Non, dit Angel, mais peu à peu je ne l’aime plus. Il jouit trop. Et il a dit, au début, qu’il se fichait d’elle.
— Je sais, dit l’abbé. Et après, ils les épousent.
— Il ne l’épousera plus. Elle ne m’aime pas, donc, et moi je l’aime, mais je vois qu’elle est presque finie.
— Elle est encore bien. Malgré vos répugnantes descriptions.
— Ce n’est pas suffisant. Peu m’importait, vous comprenez, qu’elle ait été mieux qu’elle n’est, avant que je la rencontre. Il me suffit qu’il y ait eu cette dégradation, pas par moi, depuis que je la connais.
— Mais elle aurait subi cette dégradation de la même façon avec vous.
— Non, dit Angel. Je ne suis pas une brute. Je l’aurais laissée en repos bien avant de l’abîmer. Pas pour moi, mais pour elle. Pour qu’elle puisse retrouver quelqu’un d’autre. Elles n’ont guère que ça pour trouver des hommes. Leur forme.
— Oh, dit l’abbé, vous me faites marrer. Il y a des poux qui trouvent des hommes.
— Je ne les compte pas, dit Angel. Je vous demande pardon de ça, mais quand je dis femme, ça veut dire jolie femme. Les autres sont dans un monde tellement étranger.
— Comment trouvent-elles, alors ?
— C’est comme les produits de conseil en médecine, dit Angel. Ces produits qui ne font pas de publicité, jamais, et que les médecins recommandent à leurs clients. Qui se vendent uniquement de cette façon. De bouche à oreille. Ces femmes, les laides, se marient avec des gens qui les connaissent. Ou qu’elles saisissent, par leur odeur. Des choses comme ça. Ou des paresseux.
— C’est affreux, dit Petitjean. Vous me révélez une quantité de détails que ma vie chaste et mes longues méditations m’ont empêché d’apprendre. Je dois dire qu’un prêtre, ce n’est pas la même chose. Les femmes viennent vous trouver, et, théoriquement, vous n’auriez qu’à choisir : mais elles sont toutes laides, et vous êtes obligé de ne pas choisir. C’est une façon de résoudre le problème. Arrêtez-moi, car je m’embrouille à mon tour.
— Je dis donc, continua Angel, qu’on doit quitter ou laisser libre une jolie femme avant de l’avoir réduite à zéro. Ça a toujours été ma règle de conduite.
— Elles n’accepteront pas toujours de vous quitter, dit Petitjean.
— Si. On peut le faire soit d’accord avec elles, car il y en a qui comprennent ce que je vous ai expliqué et, à partir de ce moment, vous pouvez vivre toute votre vie sans les perdre ; soit en étant volontairement assez méchant avec elles pour qu’elles vous quittent d’elles-mêmes ; mais c’est une façon triste, car il faut vous souvenir qu’au moment où vous les laissez libres, vous devez les aimer encore.
— C’est à cela, sans doute, que vous reconnaissez qu’elles ne sont pas abîmées complètement ? À ce que vous les aimez encore ?
— Oui, dit Angel. C’est pourquoi c’est si difficile. Vous ne pouvez pas rester complètement froid. Vous les laissez, volontairement, vous leur trouvez même un autre garçon, et vous croyez que ça marche, alors vous êtes jaloux.