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TROISIÈME MOUVEMENT

I

Amadis surveillait les gestes de Carlo et Marin. La brèche pratiquée dans l’hôtel n’avait pas encore atteint la hauteur voulue, car elle se limitait encore au rez-de-chaussée, et devait, en définitive, sectionner complètement le bâtiment, mais les deux agents d’exécution nettoyaient la place avant de continuer. Adossé au mur, près de l’escalier du premier, Dudu, les mains dans les poches, réfléchissait, en se grattant, aux paroles d’Anne et se demandait s’il ne pourrait pas se passer de ses services. Il décida donc de jeter, en montant, un coup d’œil sur le travail des deux ingénieurs ; s’il était terminé ou à peu près, le moment semblait venu de les congédier.

Il suivait du regard les nombreuses mesures de voie déjà construites ; ainsi posée sur des cales, elle avait l’air d’un jouet. Le sable bien nivelé sous les traverses attendait le ballast ; les wagons et la machine, démontés, reposaient sous des bâches près des piles de rails et de traverses du chantier.

Carlo s’arrêta. Son dos lui faisait mal. Il le déplia lentement et posa les mains sur le manche de sa pelle, puis s’essuya le front avec son poignet. Ses cheveux luisaient de sueur et la poussière s’était collée sur son corps humide. Son pantalon, accroché au bas des reins, faisait de grosses poches molles aux genoux et il regardait par terre en tournant lentement la tête à droite et à gauche. Marin continuait à déblayer et les éclats de verre sonnaient sur la tôle de sa pelle ; il les rejetait, d’un coup de reins, sur le tas de déblais derrière lui.

— Reprenez votre travail, dit Amadis à Carlo.

— Je suis fatigué, dit Carlo.

— Vous n’êtes pas payé pour flemmarder.

— Je ne flemmarde pas, Monsieur. Je reprends le souffle.

— Si vous n’avez pas assez de souffle pour faire ce travail, il ne fallait pas l’accepter.

— Je n’ai pas demandé à le faire, Monsieur. Je suis forcé de le faire.

— Personne ne vous forçait, dit Amadis. Vous avez signé un contrat.

— Je suis fatigué, dit Carlo.

— Je vous dis de reprendre votre travail.

Marin s’arrêta à son tour.

— On ne peut pas travailler comme des brutes sans jamais respirer, dit-il.

— Si, dit Amadis. Les contremaîtres sont là pour faire respecter cette règle irréfragable.

— Cette quoi ? dit Marin.

— Cette règle irréfragable.

— Vous nous faites suer, dit Marin.

— Je vous prie d’être polis, dit Amadis.

— Pour une fois que ce salaud d’Arland nous fout la paix, dit Marin, foutez-nous la aussi.

— Je compte bien rappeler Arland à l’ordre, dit Amadis.

— Nous faisons notre boulot, dit Marin. Ça nous regarde, la manière que nous le faisons.

— Pour la dernière fois, dit Amadis, je vous donne l’ordre de reprendre votre travail.

Carlo lâcha le manche de sa pelle qu’il garda entre ses avant-bras et cracha dans ses mains sèches. Marin laissa tomber sa pelle.

— On va vous casser la gueule, dit-il.

— Ne fais pas ça, Marin… murmura Carlo.

— Si vous me touchez, dit Amadis, je proteste. Marin fit deux pas vers lui et le regarda, et avança encore jusqu’à le toucher.

— Je vais vous casser la gueule, dit-il. On n’a jamais dû le faire. Vous puez le parfum. Vous êtes une sale tante et un emmerdeur.

— Laisse-le, Marin, dit Carlo. C’est le patron.

— Il n’y a pas de patron dans le désert.

— Ce n’est plus le désert, remarqua ironiquement Amadis. Vous avez déjà vu des chemins de fer dans le désert ?

Marin réfléchit.

— Viens travailler, Marin, dit Carlo.

— Il me casse, avec ses phrases, dit Marin. Si je commence à écouter ce qu’il dit, il va m’entourlouper. Je sais que je ne dois pas lui casser la gueule, mais je crois que je vais le faire quand même, sinon il va m’entourlouper.

— Après tout, dit Carlo, si tu le fais, je peux t’aider.

Amadis se raidit.

— Je vous interdis de me toucher, dit-il.

— Si on vous laisse parler, dit Carlo, c’est sûr qu’on sera refaits. Vous voyez la chose.

— Vous êtes des imbéciles et des brutes, dit Amadis. Reprenez vos pelles, sinon vous ne serez pas payés.

— On s’en fout, dit Marin. Vous avez du fric là-haut et on n’a pas encore été payés. On prendra ce qu’on nous doit.

— Vous êtes des voleurs, dit Amadis.

Le poing de Carlo décrivit une brève trajectoire, rigide et fulgurante, et la joue d’Amadis craqua. Il laissa échapper un gémissement.

— Retirez ça, dit Marin. Retirez ça ou vous êtes un homme mort.

— Des voleurs, dit Amadis. Pas des travailleurs, des voleurs.

Marin s’apprêtait à frapper.

— Laisse, dit Carlo. Pas à deux. Laisse-moi.

— Tu es trop excité, dit Marin. Tu vas le tuer.

— Oui, dit Carlo.

— Je suis furieux aussi, dit Marin, mais si c’est ça, c’est lui qui gagne.

— S’il avait peur, dit Carlo, ça serait tellement plus facile.

— Des voleurs, répéta Amadis.

Les bras de Carlo retombèrent.

— Vous êtes une sale tante, dit-il. Dites ce que vous voudrez. Qu’est-ce que vous voulez que ça nous fasse, des histoires de tante ? Vous avez les foies.

— Non, dit Amadis.

— Attendez un peu, dit Marin. Je vais dire à ma femme de s’occuper de vous.

— Assez, dit Amadis. Reprenez votre travail.