— Il n’y a pas d’airs mystérieux, dit Amadis. Je souffre et je comprends des choses. À propos, où en est votre travail ?
— Il est terminé, dit Rochelle.
— Je vais vous donner autre chose. Prenez votre bloc.
— Vous devez beaucoup moins souffrir, dit Rochelle.
— Le ballast est arrivé, dit Amadis. Il faut préparer les feuilles de paie des chauffeurs des camions et leur proposer de travailler à la voie.
— Ils refuseront, dit Rochelle.
— Prenez une note de service, dit Amadis. On peut s’arranger pour qu’ils ne refusent pas.
Rochelle fit trois pas et saisit son bloc et son crayon. Amadis s’accouda quelques instants à son bureau, la tête entre ses mains, et il commença à dicter.
IV
— Cet acte saint est vraiment de premier ordre, dit l’abbé Petitjean.
Anne, l’archéologue et l’abbé revenaient à petits pas.
— La négresse… dit Anne. Vingt dieux !..
— Allons, allons, dit l’archéologue.
— Foutez la paix à Claude Léon, dit l’abbé. Il ne se débrouille pas si mal.
— Je lui donnerais bien un coup de main, dit Anne.
— La main n’est pas exactement ce qu’il utilise, dit Petitjean. Vous avez mal suivi le détail.
— Oh, Gygho !.. dit Anne. Parlez d’autre chose. Je ne peux plus marcher.
– Ça fait de l’effet, dit l’abbé. Je suis d’accord. Mais moi, j’ai une soutane.
— Qu’est-ce qu’il faut faire pour être prêtre ? demanda Anne.
— Vous, dit Petitjean, vous ne savez pas ce que vous voulez. Tantôt ci, tantôt ça. Tantôt vous dites des conneries, tantôt vous avez l’air intelligent, tantôt vous êtes sensible, et tantôt aussi salaud qu’un marchand de bestiaux qui ne pense qu’à ça. Excusez-moi, mon langage reste bien inférieur à ma pensée.
– Ça va bien, dit Anne. Je vois.
Il se mit à rire et prit le bras de l’abbé.
— Petitjean, dit-il, vous êtes un mâle !
— Merci, dit Petitjean.
— Et vous, vous êtes un lion, continua Anne en se tournant vers l’archéologue. Je suis content de vous connaître.
— Je suis un vieux lion, dit Athanagore. Et la comparaison serait plus exacte si vous aviez choisi un animal fouisseur.
— Mais non, dit Anne. Vos fouilles, c’est de la blague. Vous en parlez toujours et on ne les voit jamais.
— Vous voudriez les voir ?
— Sûr ! dit Anne. Tout m’intéresse.
— Tout vous intéresse un peu, dit Petitjean.
— Tout le monde est comme ça, dit Anne.
— Et les spécialistes, alors ? observa l’archéologue. Mon modeste exemple ne signifie rien, mais seule l’archéologie compte pour moi.
— Pas vrai, dit Anne. C’est un genre.
— Mais pas du tout ! dit Athanagore indigné.
Anne rit de nouveau.
— Je vous mets en boîte, dit-il. Vous y mettez bien des pots en faïence qui ne vous ont rien fait…
— Taisez-vous, homme superficiel ! dit Athanagore.
Il n’était pas en colère.
— Alors, dit Anne, on va les voir vos fouilles ?
— On y va, dit Petitjean.
— Venez, dit l’archéologue.
V
Angel venait à leur rencontre. Il marchait d’un pas incertain, tout chaud encore du corps de Cuivre. Elle était repartie de l’autre côté, pour rejoindre Brice et Bertil et les aider dans leur travail. Elle savait qu’il valait mieux ne pas rester près du garçon inquiet qui venait de la prendre dans un creux de sable délicatement, tendrement, sans vouloir la blesser. Elle rit et courut. Ses jambes fines s’élevaient, élastiques, au-dessus du sol clair, et son ombre dansait près d’elle et lui donnait quatre dimensions.
Lorsqu’il fut tout près d’eux, Angel les regarda avec application. Il ne s’excusait pas de les avoir quittés. Anne était là aussi, fort et gai, comme avant Rochelle ; ainsi Rochelle était finie.
Il restait un chemin très court à faire jusqu’au campement d’Athanagore. Ils parlaient seulement et les choses étaient prêtes à s’accomplir.
Car Angel savait ce qu’était Cuivre, et il perdait d’un coup tout ce qu’Anne avait eu de Rochelle.
VI
— Je descends le premier, dit Athanagore. Faites attention. Il y a, en bas, un tas de pierres à emballer.
Son corps s’engagea dans l’ouverture du puits et ses pieds prirent un appui solide sur les barreaux d’argent.
— Passez ! dit Anne en s’effaçant devant Petitjean.
— C’est un sport ridicule, dit Petitjean. Hé, vous, en bas, ne levez pas les yeux. Ça ne se fait pas !
Il rassembla sa soutane dans une main et mit le pied sur le premier échelon.
– Ça va, dit-il. Je descends quand même.
— Jusqu’où crois-tu que ça descend ? dit-il.
Anne restait près d’Angel.
— Je ne sais pas, dit Angel d’une voix étranglée. C’est profond.
Anne se pencha sur l’ouverture.
— On ne voit pas grand-chose, dit-il. Petitjean doit être arrivé. C’est le moment.
— Pas encore… dit Angel avec désespoir.
— Mais si, dit Anne.
Il s’était agenouillé près de l’orifice du puits et scrutait l’ombre dense.
— Non, répéta Angel. Pas encore.
Il parlait plus bas, d’une voix effrayée.
— Il faut y aller, dit Anne. Allons ! Tu as peur ?
— Je n’ai pas peur… murmura Angel.
Sa main toucha le dos de son ami, et, brusquement il le poussa dans le vide. Le front d’Angel était humide de sueur. Il y eut un craquement quelques secondes après, et la voix de Petitjean qui criait tout au fond du puits.
Les jambes d’Angel tremblaient et ses doigts hésitèrent avant de trouver le premier barreau. Ses pieds l’emmenaient en bas et il sentait son corps comme du mercure froid. L’entrée du puits, au-dessus de lui, se découpait en bleu-noir sur un fond d’encre. Le sous-sol s’éclaira vaguement, et il accéléra sa descente. Il entendait Petitjean réciter des mots d’une voix monotone. Il ne regardait pas en bas.
VII
— C’est ma faute, dit l’archéologue à Petitjean.
— Non, dit Petitjean. Je suis coupable aussi.
— Il fallait lui laisser dire à Angel que Rochelle était libre.
— Alors, dit Petitjean, c’est Angel qui serait là.
— Pourquoi fallait-il choisir ?
— Parce qu’il faut choisir, dit Petitjean. C’est emmerdant, mais c’est comme ça.
Anne avait le cou cassé et son corps reposait sur les pierres. Sa figure était neutre et son front portait une large éraflure, à demi cachée par ses cheveux en désordre. Une de ses jambes se repliait sous lui.
— Il faut l’ôter de là, dit Petitjean, et l’allonger.
Ils virent arriver les pieds d’Angel et son corps et Angel s’approcha doucement.
— Je l’ai tué, dit-il. Il est mort.
— Je crois qu’il s’est trop penché, dit l’archéologue. Ne restez pas là.
— C’est moi… dit Angel.
— Ne le touchez pas, dit Petitjean. Ce n’est pas la peine. C’est un accident.
— Non, dit Angel.
— Si, dit l’archéologue. Vous pouvez tout de même accepter ça de lui.
Angel pleurait et sa figure était chaude.
— Attendez-nous par là, dit Athanagore. Suivez le couloir.
Il s’approcha d’Anne. Avec douceur, il lissa les cheveux blonds, et regarda le corps meurtri et pitoyable.
— Il était jeune, dit-il.
— Oui, murmura Petitjean. Ils sont jeunes.