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— Savez-vous où est ma secrétaire ? demanda Amadis.

— Non, dit Angel. Je ne l’ai pas vue depuis hier.

— Elle a pris ça très mal, dit Amadis, et j’ai du courrier en retard. Vous auriez bien pu attendre jusqu’à aujourd’hui, avant de lui dire qu’Anne était mort.

— C’est Petitjean qui le lui a dit. Je n’y suis pour rien.

— Vous devriez aller près d’elle, et la consoler, et lui dire que seul le travail pourra la tirer de là.

— Comment pouvez-vous dire cela ? dit Angel. Vous savez bien que c’est un mensonge.

— C’est évident, dit Amadis. Le travail, puissant dérivatif, donne à l’homme la faculté de s’abstraire temporairement des inquiétudes et des charges de la vie quotidienne.

— Rien n’est plus quotidien… vous me faites marcher dit Angel. Vous ne pouvez pas dire ça sans rire.

— Je ne peux plus rire depuis longtemps, dit Amadis. Je voudrais bien que Rochelle vienne prendre des lettres et que le 975 revienne.

— Envoyez le taxi, dit Angel.

— C’est fait, dit Amadis. Mais vous pensez comme je m’attends à le revoir.

— Vous seriez idiot, dit Angel.

— Vous allez me dire sans doute que je suis une sale tante, maintenant ?

— La barbe ! dit Angel.

— Vous ne voulez pas dire à Rochelle que j’ai du travail pour elle ?

— Je ne peux pas la voir maintenant, dit Angel. Rendez-vous compte ! Anne est mort hier après-midi.

— Je sais bien, dit Amadis. Avant d’avoir été payé. Je voudrais que vous alliez dire à Rochelle que mon courrier ne peut guère attendre.

— Je ne peux pas la déranger.

— Mais si, dit Amadis. Elle est dans sa chambre.

— Pourquoi me demandiez-vous où elle est ?

— Pour que vous soyez inquiet, dit Amadis.

— Je sais très bien qu’elle est dans sa chambre.

— Alors, ça n’a pas servi, dit Amadis. C’est tout.

— Je vais la chercher, dit Angel. Elle ne viendra pas.

— Mais si.

— Elle aimait Anne.

— Elle coucherait très bien avec vous. Elle me l’a dit. Hier.

— Vous êtes un salaud, dit Angel.

Amadis ne répondit pas. Il paraissait absolument indifférent.

— Elle aurait couché avec moi si Anne était encore vivant, dit Angel.

— Mais non. Même maintenant.

— Vous êtes un salaud, répéta Angel. Un sale pédéraste.

– Ça y est, dit Amadis. Vous l’avez dite, la généralité. Alors, vous allez y aller. Le général pousse au particulier.

— Oui, je vais y aller.

Il se leva et les ressorts du lit gémirent doucement.

— Son lit à elle ne fait pas de bruit, dit Amadis.

— Assez… murmura Angel.

— Je vous devais ça.

— Assez… Je ne peux pas vous supporter… Allez-vous-en…

— Tiens, dit Amadis. Vous savez ce que vous voulez, aujourd’hui ?

— Anne est mort.

— Alors, ça vous libère de quoi ?

— De moi, dit Angel. Je me réveille.

— Mais non, dit Amadis. Vous savez bien que vous allez vous suicider maintenant.

— J’ai pensé à ça, dit Angel.

— Allez d’abord me chercher Rochelle.

— Je vais la chercher.

— Vous pouvez prendre votre temps, dit Amadis. Si vous voulez la consoler… ou autre chose. Mais ne la fatiguez pas trop. J’ai pas mal de courrier.

Angel passa devant Amadis sans le regarder. Le directeur resta assis sur la chaise et attendit que la porte se ferme.

Le couloir de l’hôtel donnait maintenant, d’un côté, directement sur le vide et Angel s’approcha du bord avant de se rendre chez Rochelle. La voie brillait au soleil entre les deux moitiés de l’hôtel, et, de l’autre côté, le couloir reprenait vers les chambres qui restaient. Entre les rails et les traverses, le ballast gris et propre accrochait des éclats de lumière aux pointes micacées de ses éléments.

Elle s’étendait à perte de vue, de part et d’autre des façades, et les tas de traverses et de rails, invisibles pour Angel, de l’endroit où il se trouvait, avaient presque disparu. Deux des conducteurs de camions finissaient d’assembler les pièces des voitures et de la locomotive qui reposait déjà sur les rails, et le chuintement de la poulie du petit engin de levage brodait sur le rouet régulier du moteur à mazout qui l’actionnait.

Angel se retourna et passa deux portes. Il s’arrêta devant la troisième et frappa.

La voix de Rochelle lui dit d’entrer.

Sa chambre avait le même ameublement que les autres, simple et nu. Rochelle était étendue sur son lit. Elle portait la robe de la veille et les couvertures n’étaient pas défaites.

— C’est moi… dit Angel.

Rochelle se redressa et le regarda. Ses yeux s’éteignaient dans sa figure marquée.

— Comment est-ce arrivé ? dit-elle.

— Je n’ai pas pu vous voir hier, dit Angel. Je pensais que Petitjean vous avait dit.

— Il est tombé dans le puits, dit Rochelle. Vous ne pouviez pas le retenir, parce qu’il était si lourd. Je sais comme il était lourd. Comment est-ce arrivé à Anne ?

— C’est ma faute, dit Angel.

— Mais non… Vous n’étiez pas assez fort pour le retenir.

— Je vous aimais énormément, dit Angel.

— Je sais, dit Rochelle. Vous m’aimez encore beaucoup.

— C’est pour ça qu’il est tombé, dit Angel. Il semble. Pour que je puisse vous aimer.

— Il est trop tard, dit Rochelle avec une sorte de coquetterie.

— Il était trop tard même avant.

— Alors, pourquoi est-il tombé ?

— Il n’a pas pu tomber, dit Angel. Pas Anne.

— Oh, dit Rochelle, c’est un accident.

— Vous n’avez pas dormi ?

— Je pensais qu’il ne fallait pas me coucher, dit-elle, parce que, tout de même, un mort, ça se respecte.

— Et vous vous êtes endormie… dit Angel.

— Oui, l’abbé Petitjean m’avait donné une chose que j’ai prise.

Elle lui tendit un flacon plein.

— J’ai pris cinq gouttes. J’ai très bien dormi.

— Vous avez de la veine, dit Angel.

— Ce n’est pas quand les gens sont morts qu’on y change quelque chose en se lamentant, dit Rochelle. Vous savez ça m’a fait beaucoup de peine.

— Moi aussi, dit Angel. Je me demande comment nous pouvons vivre après cela.

— Vous croyez que ce n’est pas bien ?

— Je ne sais pas, dit Angel.

Il regarda le flacon.

— Si vous aviez pris la moitié de la bouteille, dit-il, vous ne seriez pas réveillée.

— J’ai fait de très beaux rêves, dit Rochelle. Il y avait deux hommes amoureux de moi, qui se battaient pour moi, c’était merveilleux. C’était très romanesque.

— Je vois ça, dit Angel.

— Peut-être qu’il n’est pas tellement trop tard, dit Rochelle.

— Vous avez vu Anne ?

— Non !.. dit Rochelle. Ne me parlez pas de ça, ça me déplaît. Je ne veux pas penser à ça.

— Il était beau, dit Angel.

Rochelle le regardait avec inquiétude.

— Pourquoi me dites-vous ces choses-là ? dit-elle. J’étais calme, et vous venez me faire peur et m’impressionner. Je ne vous aime pas quand vous êtes comme ça. Vous êtes toujours triste. Il ne faut pas penser à ce qui est arrivé.