— Vous pouvez vous en empêcher ?
— Tout le monde peut s’en empêcher, dit Rochelle. Je suis vivante, moi. Vous aussi.
— J’ai honte de vivre… dit Angel.
— Dites, dit Rochelle, vous m’aimiez tant que ça !
— Oui, dit Angel. Tant que ça.
— Je vais être bientôt consolée, dit Rochelle. Je ne peux pas penser à une chose triste longtemps. Bien sûr, je vais me rappeler Anne souvent…
— Pas tant que moi, dit Angel.
— Oh ! Vous n’êtes pas drôle, dit Rochelle. Nous sommes vivants tous les deux, après tout !
Elle s’étira.
— Amadis voulait que vous veniez pour le courrier, dit Angel et il se mit à rire amèrement.
— Je n’ai pas envie, dit-elle. Je suis abrutie avec ces gouttes. Je vais me coucher pour de bon, je crois.
Angel se leva.
— Vous pouvez rester, dit-elle. Ça ne me gêne pas. Vous pensez ! Après une chose pareille ! On ne va pas faire des manières…
Elle commençait à défaire sa robe.
— J’avais peur que vous n’ayez pris une dose trop forte, dit Angel.
Il tenait toujours le flacon à la main.
— Pensez-vous ! l’abbé Petitjean m’avait bien dit de ne pas dépasser cinq gouttes.
— Si on dépasse la dose, dit Angel, vous savez ce qui arrive.
— On doit dormir très longtemps, dit Rochelle. Ça doit être dangereux. Peut-être qu’on meurt. Ce ne sont pas des trucs à faire.
Angel la regarda. Elle avait enlevé sa robe et son corps se dressait, épanoui et robuste, mais marqué, à tous les endroits fragiles, de rides et de cassures imperceptibles en apparence. Ses seins affaissés pesaient sur le tissu frêle du soutien-gorge blanc, et ses cuisses charnues laissaient transparaître des veines sinueuses et bleutées. Elle baissa la tête avec un sourire en rencontrant les yeux du garçon et se coula rapidement entre les draps.
— Asseyez-vous près de moi, dit-elle.
— Prendre chacun la moitié de la bouteille… murmura Angel.
Il s’assit près d’elle et continua.
— On doit pouvoir s’en tirer comme cela aussi.
— Se tirer de quoi ? dit Rochelle. La vie est bonne.
— Vous aimiez Anne…
— Mais oui, dit Rochelle. Ne recommencez pas. Est-ce que vous ne voyez pas que vous me faites de la peine quand vous me parlez de ces choses-là ?
— Je ne peux plus supporter ce désert où tout le monde vient crever.
Elle s’étendit sur l’oreiller.
— Pas tout le monde.
— Mais si… Mangemanche, Pippo, l’interne, Anne, l’inspecteur… vous et moi.
— Pas nous deux, dit Rochelle. Nous sommes vivants.
— Comme dans les romans, dit Angel. Mourir ensemble. L’un près de l’autre.
— Tendrement enlacés, dit Rochelle. C’est joli, comme image, vous ne trouvez pas ? Je l’ai lu.
— Comme ça, l’un après l’autre, dit Angel.
— C’est dans les romans, dit Rochelle… Ça n’existe pas.
— Ce serait bien… dit Angel.
Elle réfléchit et croisa ses bras sous sa tête.
– Ça serait aussi comme un film, dit-elle. Vous croyez qu’on peut mourir comme ça ?
— Peut-être pas, dit Angel. Malheureusement.
— Ce serait comme un film que j’ai vu, dit Rochelle. Ils mouraient d’amour l’un à côté de l’autre. Est-ce que vous pourriez mourir d’amour pour moi ?
— Je crois que j’aurais pu, dit Angel.
— Vous pourriez vraiment ? C’est drôle…
— Je ne crois pas qu’on puisse avec ça, dit Angel en débouchant le flacon.
— Non ? On dormirait seulement ?
— Probablement.
— Si on essayait, dit Rochelle. Cela serait si beau, s’endormir maintenant. Je voudrais faire encore ce rêve.
— Il y a des drogues, dit Angel, qui vous font faire des rêves comme ça tout le temps.
— C’est vrai, dit Rochelle. Peut-être cette drogue-là ?
— Probablement, dit Angel.
— J’ai envie… dit Rochelle. Je voudrais refaire ce rêve. Je ne peux pas dormir toute seule.
Elle lui glissa un regard inquisiteur. Il avait la tête baissée et regardait le flacon.
— On en prend un peu chacun ? dit-elle.
— On peut s’en tirer comme ça aussi, répéta Angel.
— C’est amusant, dit Rochelle en s’asseyant. J’aime bien ces choses-là. Être un peu ivre, ou prendre des drogues et ne plus savoir bien ce qu’on fait.
— Je pense que Petitjean a exagéré, dit Angel. Si on prend chacun la moitié de la bouteille, ça doit nous faire faire des rêves formidables.
— Alors, vous restez avec moi ? dit Rochelle.
— Mais… ça ne se fait pas… dit Angel.
Elle rit.
— Vous êtes idiot. Qui viendra ?
— Amadis vous attendait.
— Oh… dit Rochelle. Après la peine que j’ai eue, je ne vais pas travailler maintenant. Donnez le flacon.
— Attention, dit Angel. Tout, ça serait dangereux.
— On partage !.. dit Rochelle.
Elle prit le flacon des mains d’Angel et le porta à ses lèvres. Elle s’arrêta au moment de boire.
— Vous restez avec moi ? dit-elle.
— Oui… dit Angel.
Il était blanc comme de la craie.
Rochelle but la moitié du flacon et le lui rendit.
— C’est mauvais, dit-elle. À vous…
Angel garda le flacon dans sa main. Il ne la quittait pas des yeux.
— Qu’est-ce que vous avez ? demanda-t-elle. Vous n’êtes pas bien ?
— Je pense à Anne… dit-il.
— Oh !.. La barbe !.. Encore !.. Il y eut un silence.
— Buvez, dit-elle, et venez près de moi. On est bien.
— Je vais le faire, dit Angel.
— Cela met longtemps, pour dormir ? demanda-t-elle.
— Pas très longtemps, dit Angel très bas.
— Venez, dit Rochelle. Tenez-moi.
Il s’assit à son chevet et glissa son bras derrière le dos de la jeune femme qui se redressa avec effort.
— Je ne peux plus bouger mes jambes, dit-elle. Mais cela ne fait pas de mal. C’est agréable.
— Vous aimiez Anne ? dit Angel.
— Je l’aimais bien. Je vous aime bien aussi.
Elle remua faiblement.
— Je suis lourde.
— Non.
— J’aimais Anne… mais pas trop, murmura-t-elle. Je suis bête…
— Vous n’étiez pas bête, murmura Angel aussi doucement qu’elle.
— Assez bête… Vous allez boire bientôt ?
— Je vais boire…
— Tenez-moi… acheva-t-elle dans un souffle.
Elle laissa aller sa tête sur la poitrine d’Angel. Il voyait d’en haut ses cheveux fins et sombres, et la peau plus claire entre leurs mèches lourdes. Il posa la fiole qu’il tenait encore de la main gauche et prit le menton de la jeune femme. Il lui releva la tête et retira sa main. Doucement, la tête retomba.
Il se dégagea avec effort et l’allongea sur le lit. Les yeux de Rochelle étaient fermés.
Il regarda, devant la fenêtre, une branche d’hépatrol chargée de fleurs orange qui s’agitait sans bruit, faisant des taches dans le soleil de la chambre.
Angel prit la bouteille brune et resta debout près du lit. Il regardait le corps de Rochelle, la figure pleine d’horreur et sentait, sur sa main droite, l’effort qu’il avait fait pour la soulever dans son lit. L’effort qu’il avait fait pour pousser Anne dans le vide.
Il n’entendit pas l’abbé Petitjean entrer, mais céda à la pression des doigts sur son épaule et le suivit dans le couloir.
X
Ils descendirent ce qui restait de l’escalier. Angel tenait encore le petit flacon brun et Petitjean marchait devant lui, sans rien dire. L’odeur des fleurs rouges remplissait la brèche entre les deux moitiés de l’hôtel. La dernière marche aboutissait maintenant au-dessus d’un des rails, et ils trébuchèrent l’un après l’autre sur les cailloux tranchants. Angel s’efforça de marcher sur les traverses, dont la surface était lisse et plus commode. Puis, Petitjean sauta de la voie sur le sable des dunes et Angel le suivit. Il voyait tout avec toute sa tête et plus seulement ses yeux, et il allait se réveiller ; il sentait sa torpeur se concentrer à l’intérieur avant de se vider d’un coup, mais il fallait que quelqu’un crève la paroi et Petitjean venait le faire. Alors, il boirait la petite bouteille.